«Tout homme est crédule, un polytechnicien est un homme, un polytechnicien est crédule. » Synonyme de crédule : facile à tromper.
Qui passe pour être les moins naïfs des hommes ?
Les politiques, qui sont des roués professionnels, et les experts,
habilités à distinguer le vrai du faux. Et, chez les seconds, qui sont
les moins songe-creux ou les plus fiables ? Les économistes. Et qui était le plus sérieux de tous, sinon le premier ministre Raymond Barre, qualifié de « meilleur économiste de France » ? Et le président Valéry Giscard d’Estaing, polytechnicien d’une intelligence reconnue par tous ?
Or il se trouve que deux charlatans, inconnus au bataillon mais
accrédités par une élite issue de l’École polytechnique et de l’École
des mines, ont, pendant trois ans (1976-1978), fait danser les plus
hauts personnages de l’État (et cracher, au passage, des centaines de
millions de francs).
Résumons ce rocambolesque épisode qui attend encore son Balzac (1).
Un réparateur de télévisions italien, Aldo Bonassoli, allié avec un
comte belge un peu fantaisiste, Alain de Villegas, font savoir aux deux
locataires de l’Élysée et de Matignon, par le truchement d’Antoine
Pinay, ancien président du Conseil, qu’ils ont fait « la découverte du siècle »,
à savoir un procédé de détection à distance des couches pétrolifères
encore non localisées, dont l’appropriation par Elf Aquitaine (2)
donnerait à la France une formidable avance sur les puissances
concurrentes, en même temps qu’une sortie assurée de la crise
pétrolière. Ils exigent des autorités contactées le secret le plus
absolu — d’autant qu’un tel procédé aurait un usage stratégique :
repérer par un simple survol des océans les sous-marins nucléaires
soviétiques en maraude. Gravite et grenouille autour de ces deux « savants »
férus d’astrologie et d’alchimie la faune habituelle du bas monde
international : européistes fervents, anticommunistes maniaques,
honorables correspondants, avocats véreux, avec leurs antennes au
Vatican — via l’Opus Dei —, à Bonn, à Washington, à Bruxelles.
Jusqu’ici, rien que du classique. Plus insolite est l’appui déclaré
du président de l’Union de banques suisses, Philippe de Weck. Mais le
facteur décisif, voire déclencheur, de l’engrenage fut l’enthousiasme
manifesté par le très compétent et respecté président d’Elf, Pierre
Guillaumat (3),
avec, aux échelons du dessous, un staff choisi d’experts issus des
meilleures écoles scientifiques. Les habituelles explications « par le bas »
— constitution d’une caisse noire pour le pouvoir, intrigue policière,
complot, etc. — doivent être jugées secondaires (même si la composante
marchande et le trafic de biens ne sont jamais absents des relations
sociales de croyance — les sanctuaires étant depuis toujours, et quelle
que soit la religion, d’actifs centres économiques).
Les acheteurs de la pierre philosophale technologique se lancent de
confiance dans une aventure des plus coûteuses : expérimentation
aérienne sous toutes les latitudes, création de sociétés, rémunération
des protagonistes, etc. Pas de test préalable sur les supposés
instruments de détection (les machines truquées « Delta » et « Oméga »).
Pas d’enquête de précaution sur le passé exact du tandem exotique, la
nature de ses montages financiers, la réalité de ses titres et diplômes
(le réparateur de télévisions se fait passer pour un professeur de
physique nucléaire).
Il faudra trois années d’intenses allées et venues, dont la visite en
grand secret du président de la République en personne sur un terrain
d’expériences bidon, pour qu’un jeune physicien du Commissariat à
l’énergie atomique (CEA), Jules Horowitz, au moyen d’un test d’une
simplicité enfantine, démontre la supercherie des deux dingos — filous —
baratineurs — psychobiophysiciens — farfelus — hallucinés — bricoleurs —
au choix (rien n’étant défini ni clairement établi de ce côté).
Le retard à l’allumage du bon sens, au pays de René Descartes, n’a
pas de quoi surprendre, si l’on s’avise des trois procédés mis en œuvre
par ces géniaux fabulateurs au cours de ces années : le moment favorable ; l’effet de groupe ; la plus-value de l’occulte. Soit les habituelles caractéristiques des grands mouvements de croyance collective.
1. La panique de la crise pétrolière, après les représailles de
l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) en 1973. Le prix
de l’or noir vient de quadrupler ; le coût des forages s’avère exorbitant ;
le marasme économique pointe. Il faut à tout prix en sortir. Une
demande bien réelle, comme d’habitude, précède l’offre imaginaire et la
rend désirable.
Plus impérieux, plus pressant est le manque à combler, et plus
crédible est l’offre de colmatage, dont le prix monte avec la valeur du
bienfait escompté. Ce qu’un mortel est prêt à payer pour acquérir la vie
éternelle, à savoir la croyance au Christ ressuscité, avec les
obligations et sacrifices qui en découlent pour le fidèle, l’obèse ne le
paiera évidemment pas pour acquérir le médicament miracle censé le
soulager, à brève échéance, de son surpoids. Il y avait assez de trous à
combler dans l’approvisionnement énergétique de l’Hexagone pour
dispenser de tout examen sérieux et prendre un ingénieux avec un carnet
d’adresses pour un ingénieur qualifié.
2. Pas plus qu’il n’y a de langue d’un seul il n’y a de croyance
solitaire. J’y crois parce qu’un autre y croit, auquel je fais crédit en
vertu de ses titres et qualités. Je crois en 1976 dans la plausibilité
d’avions renifleurs parce que le premier ministre y croit, en même temps
que les sommités les plus compétentes des entreprises publiques les
plus prestigieuses. À qui, sinon, faire confiance ?
3. D’autant plus si c’est un cénacle de « sachants » tenus par le secret. L’occulte a son aura, et dans les « choses cachées depuis l’origine du monde »
gisent les ultimes secrets de la création. C’est le principe de la
gnose, la connaissance qui sauve, et qui tire sa crédibilité des
mystères, arcanes, formules cryptiques et signes kabbalistiques dont
elle s’entoure. Les deux « inventeurs »
interdisaient aux ingénieurs d’Elf l’entrée de la tente où ils
faisaient leurs expériences. Lesdits ingénieurs n’entendaient rien à
leur charabia explicatif ? C’est bien le
signe que ces personnages hors norme avaient accès à ce qui est
inaccessible à la raison ordinaire, et qui ne peut s’énoncer
qu’autrement. Et qu’est-ce que la magie, sinon l’art de produire, par
des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ?
Quiconque a changé les paramètres de la raison expérimentale n’est-il
pas passé, chacun à son époque, auprès de ses contemporains pour un
hurluberlu ?
Bref, l’enjeu de la percée « scientifique »
semblait tel que le plus auguste, le mieux accrédité des cercles les
mieux accrédités de la République, craignant que la fabuleuse découverte
ne passe à la concurrence, chez les Américains, a jusqu’au bout joué le
jeu dicté par nos maîtres enchanteurs.
Notre confort intellectuel repose sur l’idée, fort bien exprimée par Jean Tirole, « Nobel d’économie », selon laquelle « une démocratie sans experts court à la catastrophe, car elle laisse le champ libre à toutes les croyances » (Le Point, 3 mai 2018). Notre éminent spécialiste déplore que « les experts [soient] de plus en plus déconsidérés », ce qui laisse le champ libre, précise-t-il, au populisme pour répandre toutes sortes de balivernes.
Quittons le domaine des illusions, faisons confiance à la science.
Soit. Problème : de prestigieux experts en sciences de la terre,
archidiplômés, alliés au « meilleur économiste de France »,
Barre, ont pu ajouter foi à une chimère et introniser dans le saint des
saints des pouvoirs publics deux marchands d’orviétan. On comprend la
discrétion et l’embarras. La frontière séparant l’expert du zozo, et la
raison de la croyance, fondement de notre tranquillité d’esprit, en
ressort pour le moins mal en point.
Il y a, dans cette histoire loufoque, de quoi nous rassurer
définitivement, et nous inscrire en faux contre les esprits chagrins qui
se lamentent qu’on ne peut plus croire en rien. Dans un monde où « tout fout le camp »,
où, sous les coups d’un esprit critique carnassier, aucune autorité
morale ou politique, aucun corps constitué, aucune vérité empiriquement
établie ne résiste à la déconstruction, démystification, dérision,
dérégulation, etc., la croyance résiste à la crise et reste une valeur
sûre, fondamentalement stable.
Qui ose parler de nihilisme ? On peut
toujours, quand on en vient à désespérer de la sagesse des nations,
faire fond sur la poudre de perlimpinpin et sur nos dispositions à
l’acheter au prix fort, tout en dénonçant l’invasion des fake news et en prônant le fact checking,
parce qu’il est temps, enfin, d’être sérieux. Aucune famille d’esprit,
aucun bord politique, aucune profession habilitée ne saurait prétendre
au monopole de l’abracadabrantesque — « la chose du monde la mieux partagée »,
qui peut rivaliser d’égal à égal avec le bon sens, chez des esprits
réputés cartésiens (comme en témoignent maints épisodes récents de notre
politique étrangère).
Mais ne cédons pas à de mesquins partis pris, et n’injurions pas
l’avenir. Gauche ou droite, fidèles ou mécréants, carnivores ou véganes,
terriens ou galactiques, nous sommes tous, à parts égales, et
congénitalement, des gogos en disponibilité, voire des jobards toujours
en manque, et courant après la prochaine prise.
Régis Debray
Écrivain. Une version plus longue de ce texte a été publiée par la revue Médium, Paris, juillet-septembre 2018.
(1) Cf. Pierre Péan, V. Enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications proches ou lointaines, Fayard, Paris, 1984, qui évoque notamment les tribulations du rapport confidentiel de la Cour des comptes du 21 janvier 1981.
(2) Ce
groupe pétrolier créé en 1966 par l’État français, auquel il rendit de
nombreux services, fut privatisé en 1994 et absorbé par Total en 2000,
après l’affaire judiciaire qui mit en lumière ses pratiques
politico-financières, notamment en Afrique. Lire Alain Deneault, « Total, un gouvernement bis », Le Monde diplomatique, août 2018.
(3) Formé
à l’École des mines et dans la Résistance, ce haut fonctionnaire fut un
acteur majeur de la Ve République pour toutes les questions touchant au
renseignement, au pétrole et à l’énergie nucléaire. Cf. la trilogie de Nicolas Lambert, Bleu-Blanc-Rouge. L’a-démocratie (comprenant Elf, la pompe Afrique, Avenir radieux, une fission française et Le Maniement des larmes), L’Échappée, Paris, 2016.
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