lundi 4 juillet 2016

"« Né comme moi à Courbevoie, il n’a pas pu trahir ».

http://larepubliquedeslivres.com/coeur-francais-cul-international/On ne prête qu’aux riches. La formule assez imagée qui sert de titre à ce billet est attribuée à la comédienne Arletty (1898-1992). Celle-ci l’aurait servie au magistrat qui l’interrogeait à la Libération sur ses relations avec un officier allemand. On l’entend d’ici, avec sa gouaille et son accent si typiques tant d’une époque des faubourgs de Paris que d’un certain cinéma français. Dites « Arletty » et vous entendez aussitôt un air d’accordéon en écho. Seulement voilà : la formule est apocryphe, largement postérieure, si l’on peut dire, à la Libération. Elle aurait très bien pu le dire car elle en a dit d’autres. Mais la plus célèbre n’est pas d’elle.
C’est le genre de détails que l’on trouve dans le livre que David Alliot consacre à Arletty (245 pages, 18,50 euros, Tallandier). Une biographie à ceci près que l’auteur se concentre sur les années d’Occupation. Tout ce qui ne s’y rapporte pas est survolé à commencer par l’analyse de ses films et le milieu du cinéma et celui du théâtre dans lesquels elle a longtemps baigné. D’ailleurs, la quatrième de couverture n’en fait pas mystère qui ne parle que de ses années de guerre.
Le récit est enlevé, coloré, vif. On ne s’ennuie pas à la suivre. Il est vrai que l’on guette à chaque page le rappel d’une répartie cinglante, d’un bon mot, et l’on est rarement déçu. D’autant que l’auteur a l’admiration critique, ce qui est un signe d’intelligence pour un biographe car il sait que sans cela, son livre connaitrait le destin des Vies de saints. Et c’est d’autant plus indispensable en l’espèce que son héroïne était une affabulatrice, qu’elle entretenait des rapports aléatoires avec les dates, les faits, les noms, ce qui ne manquait pas de charme et de poésie, bien dans son tempérament, mais ne s’accorde guère avec les impératifs de l’enquête historique. celine-et-arletty
Née à Courbevoie, père ajusteur et mère blanchisseuse, Léonie Bathiat se chercha un nom de scène dès qu’elle se sut une vocation de théâtreuse. Car dès le début on lui fit comprendre que son état-civil faisait trop « femme de chambre ; aussi proposa-t-elle « Victoire de la Marne », proposition qui, inexplicablement, atterra ses producteurs. On voit par là que toute jeune elle était déjà Arletty. Dans la bande, Jacques Prévert est celui dont elle se sent le plus proche : ils partagent l’anticonformisme, l’amour de Paris, le pacifisme viscéral. Céline, qu’elle a connu en 1941, et qu’elle a revu à son retour d’exil, elle a été bluffé par sa capacité de séduction, par le génie du Voyage au bout de la nuit ; mais s’ils étaient pays (Courbevoie), ils ne venaient pas du même milieu (« ses origines étaient bourgeoises »), ce qui n’empêcha pas l’amitié ; on en saura davantage le jour où sera publiée leur correspondance conservée par un collectionneur suisse, encore inédite en majeure partie.
Durant toute la guerre, elle vécut au 13, quai de Conti, dans un bel appartement prêté par une riche américaine. Arletty était tout sauf une sainte. Les mérites de la comédienne ne prêtent guère à contestation. Par sa personnalité, elle fut véritablement l’une des grandes de son temps. On la chicanera davantage sur son manque de discernement lors du choix de ses scénarios et de ses metteurs en scène. Car pour une poignée de films que la postérité a justement élevés au rang de classiques (Hôtel du Nord, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du paradis) auxquels on peut en adjoindre quelques uns du second rayon (Pension Mimosa, La Garçonne, Faisons un rêve, Fric-Frac, Madame Sans-Gêne), que de nanars ou de films que ce n’était pas la peine, notamment dans la période 1955-1962.
Le fait est que, contrairement à beaucoup d’artistes françaises du même rang, elle n’a pas le fait le voyage de Berlin organisé par la Propagande Abteilung et elle n’a pas tourné dans les films de la firme allemande de Paris, la Continental. Mais contrairement à ce qu’elle fera valoir par la suite, cela n’avait rien de patriotique : juste la volonté de contrôler son image. Elle pressentait que ces films-là n’étaient pas pour elles, qu’ils lui nuiraient non politiquement mais artistiquement ; c’est d’ailleurs ainsi qu’elle rejeta également les propositions de Pierre de Hérain, beau-fils du maréchal Pétain, de tourner dans Monsieur des Lourdines et dans Paméla.
lesenfants-du-paradis-1-02-g0Arletty était bisexuelle. Mais elle ne pêchait guère en eau trouble. Uniquement des femmes de l’aristocratie, ce qui lui vaudra le surnom « Le Duc » dans le discret milieu saphique de Paris. Mention spéciale pour Antoinette d’Harcourt, opiomane, la plus proche et la plus aimée le plus longtemps, issue d’une des plus illustres grandes familles, qu’elle surnomme « Fleur de lit ». Ce qui nous vaut d’ailleurs à plusieurs reprises des pages tout à fait originales sur un microcosme peu connu de la guerre : les Sections sanitaires automobiles féminines (SSAF), dont la mission fut dès 1940 de porter secours aux blessés puis aux victimes des bombardements, les colis au troupes, le transport de sang pour les transfusions, et qui a été un nid d’aristolesbiennes (princesse de Broglie, Marie-Louise de Tocqueville and co).
Alors, le problème Arletty des années de guerre ? Hans Jürgen Soehring, officier de la Luftwaffe, bel homme d’une parfaite éducation, francophile et francophone, qu’elle a rencontré lors d’un concert au Conservatoire en 1941. Le Grand Amour avec force majuscules qu’elle vécut à sa manière nonobstant les circonstances : indépendante, instinctive, inconsciente, insouciante, bravache. Ils ne se cachaient pas, on les voyait partout ensemble, dans les meilleurs restaurants, aux premières à l’Opéra, aux courses, en civil ou en grand uniforme. Il l’appelait Biche, elle l’appelait Faune. Ils ne se quittèrent pas jusqu’à ce qu’il soit muté sur le front italien en mars 1943, puis sur le front de Pologne. Ils se reverront après guerre, elle vivant en France, lui vivant en Allemagne ou à l’étranger où le mèneront ses postes consulaires ; ils conserveront des relations épistolaires.
Etrangement, lorsque son amie Antoinette d’Harcourt est finalement arrêtée par les Allemands, internée et mise au secret à Fresnes avant d’y être longuement interrogée, Arletty ne fait rien pour l’en sortir alors qu’à la demande de son ami Sacha Guitry, elle est intervenue avec succès en haut lieu pour faire libérer le romancier et dramaturge, Tristan Bernard, raflé comme juif, interné à Drancy et promis à la déportation (mais son petit-fils, lui, n’y échappera pas et mourra à Mauthausen).11_arletty_theredlist
David Alliot a exhumé des dossiers des Renseignements généraux (Préfecture de police de Paris) et des dossiers d’épuration judiciaires (Archives nationales), ce dont on lui saura gré car elles font le prix de son récit, parfois nourri aux meilleures sources (Denis Demonpion, Jean-Pierre Bertin-Maghit) même si on regrettera que sur les mécanismes de l’épuration, il en soit resté à Robert Aron (1975) ; de même pourra-t-on lui reprocher de laisser à croire qu’en février 1945 « l’écrivain Brasillach a été fusillé » quand c’est le journaliste en lui qui l’a été (on se demande bien quel livre de l’écrivain aurait bien pu contenir son dossier d’instruction).
Ce livre recèle des pages passionnantes sur les coulisses du tournage des Enfants du paradis et sur sa sortie, ainsi qu’un florilège des bons mots de celle qui, à la Libération, refusa de s’exiler à Baden-Baden lui préférant tout de même « Paris-Paris », ne se sentait « pas très résistante », et eut alors l’impression d’être « la femme la plus évitée de Paris après avoir la plus invitée ». Retrouvant son copain Jean Gabin, l’ex de Lily Marlene, qui paiera d’une décennie de traversée du désert son engagement dans les Forces françaises libres, elle conclut :
« Il a eu sa Prussienne. Moi j’ai eu mon Prussien ».
Arletty s’en est bien tirée, de même que, à différents degrés mais encourant le même reproche, Cécile Sorel, Mireille Balin, Suzy Solidor, Marie Bell, Alice Cocéa, Yvette Lebon, Ginette Leclerc, Danielle Darrieux, finalement si nombreuses dans la profession qu’Arletty lâcha : « On devrait former un syndicat ! ». Aucune ne fut tondue contrairement à tant d’anonymes à travers la France coupables de crime de collaboration horizontale. N’empêche qu’Arletty la symbolise encore pour les Français alors que, contrairement à ce qui s’est longtemps écrit à son sujet, et elle-même ne s’est pas privée de le dire elle-même afin de se victimiser, elle n’a pas été condamnée par les tribunaux à une interdiction de travail, et n’a écopé en tout et pour tout que d’un simple blâme. Le livre de David Alliot remet bien les pendules à l’heure. Et parmi ses innombrables pépites, il en est une qui m’avait échappé et qui fait mon bonheur tant cette énormité est caractéristique du culot d’Arletty. Témoignant en faveur de Céline à son procès en 1950, elle finit par lâcher :
« Né comme moi à Courbevoie, il n’a pas pu trahir ».
Atmosphère, atmosphère…
(« Arletty et Hans Jürgen Sehring à cheval au château de Condé en 1942 pendant le tournage des Visiteurs du soir, 1942″ collection particulière ; « Arletty et Céline à Meudon, 1954 » photo Luc Fournol ; « Arletty dans Les Enfants du paradis, photo D.R. ; « Arletty dans Le Jour se lève, scène censurée par Vichy en 1940 et restaurée en 2014″ photo D.R.)
Cette entrée a été publiée dans cinéma, Histoire.

Aucun commentaire: