samedi 29 avril 2017

«Faut-il refaire le procès de Céline?»

«Faut-il refaire le procès de Céline?»

 Louis-Ferdinand Céline c. 1934.
 Louis-Ferdinand Céline c. 1934.Louis-Ferdinand Céline c. 1934.
 Louis-Ferdinand Céline c. 1934.Louis-Ferdinand Céline c. 1934.


INTERVIEW - Cinquante-cinq ans après sa mort, Louis-Ferdinand Céline soulève toujours les passions. Dans leur dernier ouvrage, Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff dépeignent un «délateur doublé d'un hitlérien inconditionnel». À quoi Me François Gibault répond :«Ce qui reste de lui, c'est la littérature.»
«La question n'est pas: “Comment Céline a-t-il pu écrire Bagatelles pour un massacre, pamphlet massif de propagande antisémite?”, mais: “Comment cet homme d'ordre, cynique et antihumaniste a-t-il pu écrire Voyage au bout de la nuit, roman majeur célébré par la gauche pour son pacifisme, son anticolonialisme et son anticapitalisme?”», observent l'historienne Annick Duraffour et le philosophe Pierre-André Taguieff. Tous deux s'agacent de la célinolâtrie qui s'est développée depuis la fin du dernier siècle, et voient dans cette entreprise conduite par des passionnés de littérature une volonté systématique de réhabilitation qui, sous couvert de réduction de l'écrivain à sa carrière littéraire, empêche de voir la nocivité de son action sur son époque, des années 1930 à la Libération. Fut-il si influent? Et des mots, comment est-il passé aux “actes”? Faut-il le vouer aux gémonies? François Gibault, avocat de Lucette, l'épouse de Céline, biographe de l'écrivain et grande figure des études céliniennes, a lu Céline, la race, le Juif et donne la réplique aux deux auteurs.
LE FIGARO MAGAZINE. - Avait-on besoin, soixante-dix ans après les faits, de revenir sur les actes d'un écrivain qui a été en exil, qui a été jugé, qui est revenu en France et qui est mort depuis cinquante-cinq ans? N'est-ce pas de l'acharnement?
Pierre-André TAGUIEFF. -Nous cherchons avant tout à connaître, expliquer et comprendre. Comme le dit Voltaire: «On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité.» Il ne s'agit pas de faire un procès, sinon peut-être celui de certains célinistes pieux et falsificateurs, et d'en finir avec la légende héroïque et victimaire défendue par certains gardiens du temple, en revisitant les interactions, les ambiguïtés et contradictions entre la trajectoire biographique, les engagements idéologiques, les activités littéraires et certaines interventions politiques souvent oubliées, qui ont fait de Céline un propagandiste du nazisme au-delà même de son statut de pamphlétaire antijuif.
«C'est une entreprise de démolition qui va d'ailleurs donner du grain à moudre à nombre d'antisémites : plus on en parle, plus on réveille ce sentiment qui s'était pourtant assoupi en France»
François ­Gibault
François GIBAULT. - D'où le réquisitoire que constitue en vérité votre livre, où la parole n'est nullement accordée à la défense. C'est une entreprise de démolition qui va d'ailleurs donner du grain à moudre à nombre d'antisémites: plus on en parle, plus on réveille ce sentiment qui s'était pourtant assoupi en France, et c'est parfaitement malsain.
Pierre-André TAGUIEFF. - Vous savez aussi bien que moi que la judéophobie se réveille sans qu'on ait besoin de la ranimer. Cacher les choses me paraît être une position contre-productive.
François GIBAULT. - Mais qui cache quoi? Vous évoquez les célinistes pieux et falsificateurs, or, dans le volume VII des Cahiers Céline(Gallimard), nous avons, Jean-Pierre Dauphin et moi, publié une série de textes antisémites que personne ne connaissait. Dans ma biographie de Céline, j'ai sorti tout ce que j'avais. J'estime tout à fait positif que de nouvelles biographies de Céline paraissent, mais à condition d'apporter des éléments nouveaux. Se focaliser strictement à charge comme vous le faites me paraît injuste.
Qu'avez-vous découvert de nouveau par rapport à tout ce qui a été dit?
Pierre-André TAGUIEFF. - De nouvelles sources des pamphlets et l'usage de plusieurs faux antisémites, ses contacts internationaux avec des réseaux nazis ou pronazis, à commencer par le Welt-Dienst, l'agence de propagande qui soutenait et fournissait en matériaux divers les professionnels français de l'antisémitisme, tels que Coston, Darquier ou Petit, documentaliste de Céline pour ses pamphlets. Ou ses liens avec le leader pronazi canadien Adrien Arcand, et son coup de pouce au négationnisme naissant.
«J'aborde entre autres la question des dénonciations : des mots qui, sous l'Occupation, deviennent des actes»
Annick Duraffour
Annick DURAFFOUR. -De mon côté, j'aborde entre autres la question des dénonciations: des mots qui, sous l'Occupation, deviennent des actes. Céline a dénoncé Robert Desnos, Charles Cros, le Dr Mackiewicz, secrétaire des médecins de Seine-et-Oise, le Dr Howyan, médecin femme du dispensaire de Clichy, et probablement Serge Lifar. Il dénonce comme communiste le Dr Rouquès dans sa préface à la réédition de L'Ecole des cadavres. Il dénonce comme juif Victor Barthélemy en apportant une lettre en main propre à Jacques Doriot, chef du PPF. Et, comme il cherche du travail, il dénonce le médecin chef du dispensaire de Bezons, le Dr Hogarth, d'abord comme médecin juif étranger - ce que n'était pas ce dernier - puis comme nègre haïtien. Alors que le maire de Bezons lui résiste, il insiste auprès du directeur de la Santé à Paris, obtient le licenciement de Hogarth, et prend sa place.
François GIBAULT. - Céline n'écrit pas à la police ni à la Gestapo, mais à des administratifs qui distribuent des postes. Si révoltante que soit la manœuvre, elle ne vise pas à la poursuite, à l'enfermement ni à la déportation d'une personne, il convient donc de s'entendre sur les mots: on ne saurait qualifier cette bassesse de dénonciation, au sens tragique vécu sous l'Occupation. L'attaque contre Desnos, par exemple, se trouve dans un article de trois ans antérieur à son arrestation en 1944, non pas en qualité de juif − ce qu'il n'était pas − mais de résistant. Pour ce qui est de Serge Lifar, vous reconnaissez dans votre livre que ce n'est pas Céline qui l'a dénoncé, vous supposez seulement qu'il est à l'origine de la dénonciation. Avec des suppositions, on peut envoyer beaucoup de monde au poteau.
Annick DURAFFOUR. - Sur Lifar, il y a plusieurs indices convergents, dont son propre témoignage en juin 1972 ; j'analyse dans le livre le cas complexe des dénonciations de Desnos. En tout cas, les dénonciations publiques du célèbre Céline sont prises au sérieux. C'est sur sa dénonciation que la police allemande de sûreté recherche un jeune communiste près de Quimperlé après un attentat contre un prohitlérien. Rouquès est lui aussi recherché dans le Midi ; Cros et Mackiewicz protestent publiquement de leur aryanité ; la police allemande ouvre une enquête sur Lifar. Howyan est interrogée.
François GIBAULT. - Mais il est aussi intervenu auprès de Fernand de Brinon pour tenter de sauver un malheureux Breton à demi arriéré, ainsi que d'autres. Il a aussi soigné des résistants. C'est en ne rappelant pas de tels faits que votre ouvrage confine à une entreprise de démolition: 1200 pages à sens unique, c'est beaucoup…
Annick DURAFFOUR. - Sans doute fallait-il prendre ce parti, tant a été important le travail de recouvrement de la vérité. Céline a aidé des résistants? J'aimerais connaître un cas précis!
«On a l'impression, lorsque vous évoquez la Société d'études céliniennes, que nous cherchons à étouffer les choses, mais nous n'avons jamais nié l'antisémitisme de Céline»
François ­Gibault
François GIBAULT. - Oh, rien de plus simple! Vous trouverez cela dans mon livre, avec d'incontestables témoignages que j'ai moi-même recueillis. Le rôle de Céline durant l'Occupation n'a rien de comparable à celui d'un Rebatet ou d'un Brasillach qui ont régulièrement écrit dans les journaux collaborationnistes, ce qui n'était pas le cas de Céline. De temps en temps, sur un coup de colère, il s'exprimait, oui! J'ai publié tout cela. On a l'impression, lorsque vous évoquez la Société d'études céliniennes, que nous cherchons à étouffer les choses, mais nous n'avons jamais nié l'antisémitisme de Céline, non plus que quelques faits de collaboration.
Annick DURAFFOUR. - Nous mettons en cause des célinistes pieux ou naïfs, jamais la Société d'études céliniennes en tant que telle. Et la question n'est plus sur l'antisémitisme, c'est un fait acquis. La ligne de défense est désormais celle-ci: Céline a-t-il dénoncé ou non? Là-dessus, c'est le silence ou le contournement.
François GIBAULT. - Mais, encore une fois, la dénonciation sous l'Occupation, c'était la lettre adressée aux autorités policières françaises ou allemandes! Vous n'avez rien de cela chez Céline, qui éructait à la cantonade, sans que cela entraîne l'incarcération des gens cités.
Peut-on faire la distinction entre l'homme et l'œuvre?
«Le jazz, ‘‘musique négro-judéo-saxonne'' fait écho au jazz comme ‘‘salissure judéo-nègre'' de la propagande nazie»
Annick Duraffour
Annick DURAFFOUR. -Connaître l'homme permet de ne pas projeter systématiquement les a priori d'un lecteur de gauche sur son œuvre. Le style de Voyageproduit un véritable choc qui assourdit curieusement le lecteur. Mais une relecture informée entend aussi la voix ventriloque, celle de l'homme qui «a ses idées». Le jazz, «musique négro-judéo-saxonne» fait écho au jazz comme «salissure judéo-nègre» de la propagande nazie, la haine est «le piment vital» de l'existence, et si «la race française n'existe pas», c'est que la nation est un mélange de races. Connaître l'homme, c'est percevoir les visées argumentatives du récit. Nord, ultime roman publié de son vivant, est aussi un plaidoyer pour les vaincus qui fait écho au livre de Maurice Bardèche, apprécié par Céline, Nuremberg ou la Terre promise, apologie des vaincus publiée en 1948 qui fut saisie et interdite à la vente.
François GIBAULT. - Est-ce que cela change quoi que ce soit à son génie d'écrivain? À sa langue, à sa saisissante faculté d'évocation, au renouveau qu'incarne son style? Céline est un être complexe, pétri de contradictions. Il écrit le Voyage au bout de la nuit, œuvre d'un humaniste, et Bagatelles pour un massacre, cri de haine. Personne n'y peut rien. C'est ainsi. Vous manquez d'objectivité en affirmant à grands traits qu'après Voyage au bout de la nuit etMort à crédit, l'œuvre littéraire de Céline ne présente pas d'intérêt. Ce n'est assurément pas un romancier d'imagination. Après avoir raconté l'enfance, la guerre de 14, les États-Unis, son expérience de médecin de banlieue et l'Afrique, la deuxième vague de son œuvre interviendra après guerre, quand il aura autre chose à raconter.
Annick DURAFFOUR. -Voyagen'est pas un texte humaniste, il exprime une révolte «populiste» qui mêle tout et son contraire, scènes fortes, véritable poésie et préjugés grossiers: les Noirs y sont des «cannibales» «ahuris» qui relèvent «de la misère incurable, innée» ; «les femmes, ça ne médite jamais» tandis que les hommes devant la Seine «urinent avec un sentiment d'éternité»…
François GIBAULT. - On peut toujours, au regard de ce qui s'est passé durant l'Occupation, faire une relecture des textes antérieurs pour y débusquer les prodromes de la maladie de la bête immonde, et c'est ce que vous faites, alors que le Voyageest à l'évidence un pamphlet contre la guerre, la colonisation, l'exploitation de l'homme par l'homme. Là, il y va carrément, et il n'est pas question d'antisémitisme.
Annick DURAFFOUR. - C'est la lecture courante mais caricaturale, sauf pour la guerre. Car Céline, qui respecte l'armée et son rôle, écrit effectivement un grand roman pacifiste et antimilitariste. Le décalage entre les pensées ordinaires de Céline et Bardamu oblige à penser que l'auteur s'adapte aux attentes de son temps, «condition sans laquelle pas de tirage sérieux». Céline n'est pas Bardamu. Voyageest en fait le livre qui lui ressemble le moins. Et la source d'un vrai quiproquo sur Céline.
François GIBAULT. - Votre contestation de l'essence même d'un chef-d'œuvre vous renvoie à votre parti pris. Si ce livre avait été une imposture, il n'aurait pas eu l'immense retentissement qu'il a eu. Que Céline soit plein de contradictions est le propre de nombre de génies. Quoi qu'on en pense, la littérature transcendera toujours les auteurs.
«Céline a été l'un des rares hitlériens inconditionnels. Face à l'antisémitisme ‘‘latin'' d'un Maurras selon lui inefficace − il prônait un programme raciste radical»
Pierre-André Taguieff
Que vous inspire l'annulation par Frédéric Mitterrand de la célébration du 50e anniversaire de la mort de Céline en 2011? Y aurait-il en France une forme de littérairement correct?
Pierre-André TAGUIEFF. -C'est bien plutôt la célinophilie qui est la variante esthético-littéraire du politiquement correct! Début 2011, Henri Godard, spécialiste reconnu de Céline, avait déjà rédigé son texte pour cette célébration. C'est seulement suite à diverses protestations qu'elle n'a pas eu lieu, alors que Frédéric Mitterrand n'y voyait aucune objection personnelle. C'est donc un mauvais procès… Ce qui nous paraît important est d'établir certains faits. Céline a été l'un des rares hitlériens inconditionnels. Face à l'antisémitisme «latin» d'un Maurras - selon lui inefficace − il prônait un programme raciste radical inspiré de son maître méconnu Urbain Gohier: les Juifs sont des «monstres» qui «doivent disparaître». Sur la base des auditions de Knochen, chef de la police allemande, la direction générale des Renseignements généraux identifie Céline comme «agent du SD» (service de renseignements de la police allemande) dans une liste de 45 «agents de l'ennemi».
François GIBAULT. - Il n'y a aucun document sur ce que Céline aurait dit à la police allemande et, pour ce qui est de Knochen, on sait ce que valent les confidences des nazis une fois qu'ils sont pris… Maurras, quant à lui, a écrit dans les journaux avec l'autorité qui s'attachait à sa personne jusqu'au début de l'année 1944. Céline nazi est un autre problème, loin d'être aussi lourd de conséquences qu'on pourrait le fantasmer. Après cinq ans d'instruction - il a été jugé en 1950 - il a été condamné par défaut, c'est-à-dire pratiquement sans défenseur, à un an d'emprisonnement. Voilà qui est objectif.
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Annick DURAFFOUR. - Si le procès avait lieu aujourd'hui, les choses seraient différentes. Le dossier était incomplet et vous le savez bien!
François GIBAULT. -S'il se tenait aujourd'hui, ce serait devant des juges indépendants, ce qui n'était pas le cas des cours de justice, qui étaient composées d'anciens résistants et de victimes du nazisme… Finalement, tout cela est un faux problème. Que faut-il penser du Caravage, voyou, dépravé et assassin? Qu'un peintre soit le dernier des salauds ne m'importe guère à l'instant où je contemple l'un de ses chefs-d'œuvre. Ce qui reste de Céline un demi-siècle après sa mort, c'est la littérature.
Céline, la race, le Juif, Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff (Fayard), 1174 p., 35 €. En librairie le 6 février.
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