mardi 25 septembre 2018

Régis. Debray : Bordereau de Septembre 2018

https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/DEBRAY/59017
 
JPEG - 140 ko
Bertrand Lavier. — « L’un des deux verres est faux », 1976
© ADAGP, Paris, 2018 - Photographie : Jacques Faujour - ADAGP Images
«Tout homme est crédule, un polytechnicien est un homme, un polytechnicien est crédule. » Synonyme de crédule : facile à tromper.
Qui passe pour être les moins naïfs des hommes ? Les politiques, qui sont des roués professionnels, et les experts, habilités à distinguer le vrai du faux. Et, chez les seconds, qui sont les moins songe-creux ou les plus fiables ? Les économistes. Et qui était le plus sérieux de tous, sinon le premier ministre Raymond Barre, qualifié de « meilleur économiste de France » ? Et le président Valéry Giscard d’Estaing, polytechnicien d’une intelligence reconnue par tous ?
Or il se trouve que deux charlatans, inconnus au bataillon mais accrédités par une élite issue de l’École polytechnique et de l’École des mines, ont, pendant trois ans (1976-1978), fait danser les plus hauts personnages de l’État (et cracher, au passage, des centaines de millions de francs).
Résumons ce rocambolesque épisode qui attend encore son Balzac (1).
Un réparateur de télévisions italien, Aldo Bonassoli, allié avec un comte belge un peu fantaisiste, Alain de Villegas, font savoir aux deux locataires de l’Élysée et de Matignon, par le truchement d’Antoine Pinay, ancien président du Conseil, qu’ils ont fait « la découverte du siècle », à savoir un procédé de détection à distance des couches pétrolifères encore non localisées, dont l’appropriation par Elf Aquitaine (2) donnerait à la France une formidable avance sur les puissances concurrentes, en même temps qu’une sortie assurée de la crise pétrolière. Ils exigent des autorités contactées le secret le plus absolu — d’autant qu’un tel procédé aurait un usage stratégique : repérer par un simple survol des océans les sous-marins nucléaires soviétiques en maraude. Gravite et grenouille autour de ces deux « savants » férus d’astrologie et d’alchimie la faune habituelle du bas monde international : européistes fervents, anticommunistes maniaques, honorables correspondants, avocats véreux, avec leurs antennes au Vatican — via l’Opus Dei —, à Bonn, à Washington, à Bruxelles.
Jusqu’ici, rien que du classique. Plus insolite est l’appui déclaré du président de l’Union de banques suisses, Philippe de Weck. Mais le facteur décisif, voire déclencheur, de l’engrenage fut l’enthousiasme manifesté par le très compétent et respecté président d’Elf, Pierre Guillaumat (3), avec, aux échelons du dessous, un staff choisi d’experts issus des meilleures écoles scientifiques. Les habituelles explications « par le bas » — constitution d’une caisse noire pour le pouvoir, intrigue policière, complot, etc. — doivent être jugées secondaires (même si la composante marchande et le trafic de biens ne sont jamais absents des relations sociales de croyance — les sanctuaires étant depuis toujours, et quelle que soit la religion, d’actifs centres économiques).
Les acheteurs de la pierre philosophale technologique se lancent de confiance dans une aventure des plus coûteuses : expérimentation aérienne sous toutes les latitudes, création de sociétés, rémunération des protagonistes, etc. Pas de test préalable sur les supposés instruments de détection (les machines truquées « Delta » et « Oméga »). Pas d’enquête de précaution sur le passé exact du tandem exotique, la nature de ses montages financiers, la réalité de ses titres et diplômes (le réparateur de télévisions se fait passer pour un professeur de physique nucléaire).
Il faudra trois années d’intenses allées et venues, dont la visite en grand secret du président de la République en personne sur un terrain d’expériences bidon, pour qu’un jeune physicien du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), Jules Horowitz, au moyen d’un test d’une simplicité enfantine, démontre la supercherie des deux dingos — filous — baratineurs — psychobiophysiciens — farfelus — hallucinés — bricoleurs — au choix (rien n’étant défini ni clairement établi de ce côté).
Le retard à l’allumage du bon sens, au pays de René Descartes, n’a pas de quoi surprendre, si l’on s’avise des trois procédés mis en œuvre par ces géniaux fabulateurs au cours de ces années : le moment favorable ; l’effet de groupe ; la plus-value de l’occulte. Soit les habituelles caractéristiques des grands mouvements de croyance collective.
1. La panique de la crise pétrolière, après les représailles de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) en 1973. Le prix de l’or noir vient de quadrupler ; le coût des forages s’avère exorbitant ; le marasme économique pointe. Il faut à tout prix en sortir. Une demande bien réelle, comme d’habitude, précède l’offre imaginaire et la rend désirable.
Plus impérieux, plus pressant est le manque à combler, et plus crédible est l’offre de colmatage, dont le prix monte avec la valeur du bienfait escompté. Ce qu’un mortel est prêt à payer pour acquérir la vie éternelle, à savoir la croyance au Christ ressuscité, avec les obligations et sacrifices qui en découlent pour le fidèle, l’obèse ne le paiera évidemment pas pour acquérir le médicament miracle censé le soulager, à brève échéance, de son surpoids. Il y avait assez de trous à combler dans l’approvisionnement énergétique de l’Hexagone pour dispenser de tout examen sérieux et prendre un ingénieux avec un carnet d’adresses pour un ingénieur qualifié.
2. Pas plus qu’il n’y a de langue d’un seul il n’y a de croyance solitaire. J’y crois parce qu’un autre y croit, auquel je fais crédit en vertu de ses titres et qualités. Je crois en 1976 dans la plausibilité d’avions renifleurs parce que le premier ministre y croit, en même temps que les sommités les plus compétentes des entreprises publiques les plus prestigieuses. À qui, sinon, faire confiance ?
3. D’autant plus si c’est un cénacle de « sachants » tenus par le secret. L’occulte a son aura, et dans les « choses cachées depuis l’origine du monde » gisent les ultimes secrets de la création. C’est le principe de la gnose, la connaissance qui sauve, et qui tire sa crédibilité des mystères, arcanes, formules cryptiques et signes kabbalistiques dont elle s’entoure. Les deux « inventeurs » interdisaient aux ingénieurs d’Elf l’entrée de la tente où ils faisaient leurs expériences. Lesdits ingénieurs n’entendaient rien à leur charabia explicatif ? C’est bien le signe que ces personnages hors norme avaient accès à ce qui est inaccessible à la raison ordinaire, et qui ne peut s’énoncer qu’autrement. Et qu’est-ce que la magie, sinon l’art de produire, par des procédés occultes, des phénomènes inexplicables ? Quiconque a changé les paramètres de la raison expérimentale n’est-il pas passé, chacun à son époque, auprès de ses contemporains pour un hurluberlu ?
Bref, l’enjeu de la percée « scientifique » semblait tel que le plus auguste, le mieux accrédité des cercles les mieux accrédités de la République, craignant que la fabuleuse découverte ne passe à la concurrence, chez les Américains, a jusqu’au bout joué le jeu dicté par nos maîtres enchanteurs.
Notre confort intellectuel repose sur l’idée, fort bien exprimée par Jean Tirole, « Nobel d’économie », selon laquelle « une démocratie sans experts court à la catastrophe, car elle laisse le champ libre à toutes les croyances » (Le Point, 3 mai 2018). Notre éminent spécialiste déplore que « les experts [soient] de plus en plus déconsidérés », ce qui laisse le champ libre, précise-t-il, au populisme pour répandre toutes sortes de balivernes.
Quittons le domaine des illusions, faisons confiance à la science. Soit. Problème : de prestigieux experts en sciences de la terre, archidiplômés, alliés au « meilleur économiste de France », Barre, ont pu ajouter foi à une chimère et introniser dans le saint des saints des pouvoirs publics deux marchands d’orviétan. On comprend la discrétion et l’embarras. La frontière séparant l’expert du zozo, et la raison de la croyance, fondement de notre tranquillité d’esprit, en ressort pour le moins mal en point.
Il y a, dans cette histoire loufoque, de quoi nous rassurer définitivement, et nous inscrire en faux contre les esprits chagrins qui se lamentent qu’on ne peut plus croire en rien. Dans un monde où « tout fout le camp », où, sous les coups d’un esprit critique carnassier, aucune autorité morale ou politique, aucun corps constitué, aucune vérité empiriquement établie ne résiste à la déconstruction, démystification, dérision, dérégulation, etc., la croyance résiste à la crise et reste une valeur sûre, fondamentalement stable.
Qui ose parler de nihilisme ? On peut toujours, quand on en vient à désespérer de la sagesse des nations, faire fond sur la poudre de perlimpinpin et sur nos dispositions à l’acheter au prix fort, tout en dénonçant l’invasion des fake news et en prônant le fact checking, parce qu’il est temps, enfin, d’être sérieux. Aucune famille d’esprit, aucun bord politique, aucune profession habilitée ne saurait prétendre au monopole de l’abracadabrantesque — « la chose du monde la mieux partagée », qui peut rivaliser d’égal à égal avec le bon sens, chez des esprits réputés cartésiens (comme en témoignent maints épisodes récents de notre politique étrangère).
Mais ne cédons pas à de mesquins partis pris, et n’injurions pas l’avenir. Gauche ou droite, fidèles ou mécréants, carnivores ou véganes, terriens ou galactiques, nous sommes tous, à parts égales, et congénitalement, des gogos en disponibilité, voire des jobards toujours en manque, et courant après la prochaine prise.
Régis Debray
Écrivain. Une version plus longue de ce texte a été publiée par la revue Médium, Paris, juillet-septembre 2018.
(1Cf. Pierre Péan, V. Enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications proches ou lointaines, Fayard, Paris, 1984, qui évoque notamment les tribulations du rapport confidentiel de la Cour des comptes du 21 janvier 1981.
(2Ce groupe pétrolier créé en 1966 par l’État français, auquel il rendit de nombreux services, fut privatisé en 1994 et absorbé par Total en 2000, après l’affaire judiciaire qui mit en lumière ses pratiques politico-financières, notamment en Afrique. Lire Alain Deneault, « Total, un gouvernement bis », Le Monde diplomatique, août 2018.
(3Formé à l’École des mines et dans la Résistance, ce haut fonctionnaire fut un acteur majeur de la Ve République pour toutes les questions touchant au renseignement, au pétrole et à l’énergie nucléaire. Cf. la trilogie de Nicolas Lambert, Bleu-Blanc-Rouge. L’a-démocratie (comprenant Elf, la pompe Afrique, Avenir radieux, une fission française et Le Maniement des larmes), L’Échappée, Paris, 2016.

Aucun commentaire: