jeudi 3 mars 2016

"Adrien Le Bihan Isaac Babel. L’écrivain condamné par Staline"





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Isaac Babel est un grand écrivain, il existait par et pour la littérature, écrire était sa passion et sa raison de vivre. Or la biographie que lui a consacrée Adrien Le Bihan Isaac Babel. L’écrivain condamné par Staline (343 pages, 22 euros, Perrin) traite presque exclusivement de sa personnalité, de sa vie privée et de ses positions politiques – du moins telles que les comprend l’auteur. Si, après bien des hésitations, je prends la plume pour parler de cet ouvrage, c’est parce que Babel lui-même n’est plus là pour se défendre contre le réquisitoire dont il fait ici l’objet, tant d’un point de vue politique que d’un point de vue personnel.
Il se trouve que j’ai traduit les Oeuvres complètes d’Isaac Babel aux éditions Le Bruit du temps, ce qui m’a amenée à lire beaucoup de souvenirs le concernant, lui et son époque, mais surtout, à vivre plus de trois ans en compagnie de cet écrivain, ou plutôt en compagnie de ses textes. Et je me sens le devoir autant que le droit de défendre sa mémoire.
Pour commencer, je crois que je n’en finirai jamais de m’étonner de l’incapacité de certains Occidentaux, et particulièrement de certains Français, à se représenter ce qu’est la vie dans un pays soumis à une dictature communiste. Tout ce que j’ai traduit sur les années trente en Russie, tous les  témoignages que j’ai lus ou entendus de la bouche de témoins directs, m’ont définitivement convaincue que personne ne peut s’autoriser à porter du fond de son fauteuil des jugements catégoriques et encore moins ironiques sur des hommes qui se sont débattus comme ils ont pu dans un pays où régnait, outre une idéologie qui prônait l’extermination de tous ceux qui ne pensaient pas et ne s’exprimaient pas selon la norme, un tyran capable d’anéantir des millions de vies d’un simple trait de plume. Il est difficile pour nous de se représenter la Terreur stalinienne, ou même le communisme de guerre qui a suivi le coup d’État d’octobre, mais il existe aujourd’hui tant de témoignages et de littérature sur le sujet qu’un peu de connaissances, d’imagination et de sensibilité permettent quand même de se mettre à la place des gens qui les ont vécus.
Tous ceux qui ont résisté comme ils pouvaient, qui ont essayé de survivre et de créer envers et contre tout dans ce qu’il faut bien appeler un enfer, méritent notre compréhension. Ou tout au moins un peu de respect. Il est vrai que Babel n’a jamais critiqué ouvertement le coup d’État bolchevique (bien que de nombreuses descriptions du Journal pétersbourgeois soient néanmoins fort éloquentes), ni Staline, ni le régime soviétique. Mais jamais non plus il ne les a cautionnés. Plus tard, quelques uns de ses textes (mais non ses récits) célèbrent les « réalisations » du stalinisme. Lorsqu’il était contraint d’écrire des articles de journaux ou des scénarios pour gagner sa vie, ou encore d’intervenir en public, ce qu’il essayait d’éviter le plus possible, il jouait avec la langue de bois de l’époque.
Il n’est pas le seul à avoir dû pour survivre soutenir publiquement la ligne générale. Son biographe semble oublier que sous Staline, on risquait sa liberté et sa vie, sans parler de celles de ses proches, pour avoir gardé le silence ou utilisé le mauvais adjectif. Pasternak a dû souvent louvoyer, même une Akhmatova a écrit, pour tenter de sauver son fils, des poèmes qu’elle a interdit de faire figurer dans son oeuvre, souhait qui n’a d’ailleurs pas été respecté. Très rares sont ceux qui n’ont accepté aucun compromis. Jamais Babel n’a trahi ni dénoncé qui que ce soit – sauf sous la torture, et il s’est ensuite rétracté.
Il est vrai qu’il a travaillé quelques mois (comme traducteur) pour la Tchéka, mais c’était juste après sa création, alors que personne ne savait encore jusqu’où irait cette institution. Il est vrai qu’il a plus tard fréquenté des bourreaux, des membres  du NKVD. De l’avis de plusieurs proches, par curiosité et goût du risque, de l’avis de son biographe, pour des raisons bien plus troubles. Chacun peut émettre l’hypothèse qui lui paraît la plus plausible. Mais il a aussi aidé des amis en butte aux persécutions, bien que A. Le Bihan émette des doutes sur les témoignages dont on dispose.
Il est vrai qu’il a profité des avantages que lui donnait sa position d’écrivain « officiel » (mais il faut être bien sûr de soi pour lui jeter la première pierre), position qui est du reste allée en se dégradant au fil des ans parce qu’il ne publiait presque plus. Pour ma part, je pense que c’est parce qu’il savait pertinemment que ce qu’il écrivait ne franchirait pas la barrière de la censure. Et que le  silence qu’il a gardé pendant des années était sa façon de résister aux pressions dont il faisait l’objet.
Mais Babel n’est plus là pour répondre aux affirmations péremptoires et aux interprétations de ceux qui l’accusent d’avoir joué un jeu déshonorant, en se fondant pour cela sur « des hypothèses plus que vraisemblables », et en introduisant les témoignages le montrant sous un jour qui n’entérine pas leurs certitudes par des formules comme « Il est peu probable que… » ou « Doutons de… ».
Je maintiens que ce n’était pas par des déclarations que Babel exprimait le regard qu’il portait sur ce qui se passait dans son pays, mais par sa façon d’écrire. Or en lisant ce livre, je me suis vraiment demandé pour quelle raison A. Le Bihan s’était intéressé à un auteur qui non seulement lui est de toute évidence antipathique, mais dont le talent littéraire ne le touche manifestement pas – il n’en dit pas un mot, et ne le cite que pour tourner en ridicule sa façon d’écrire ou ses images, en isolant des passages de leur contexte ou en paraphrasant ses récits, ce qui leur enlève tout leur sel et toute leur beauté. Adrien Le Bihan semble tellement insensible à l’écriture de l’auteur dont il parle que, par exemple, il ne décèle dans ses terribles et magnifiques récits sur la collectivisation que l’illustration d’un article de Staline, ou expédie d’un coup de plume ironique un chef-d’oeuvre comme « Histoire de mon pigeonnier ».
À maintes reprises, le biographe parle comme s’il se trouvait dans la tête de Babel, il nous explique que ce qui le tourmente alors que tous ses amis sont arrêtés, c’est « la peur de perdre ce à quoi il tient le plus : virilité, cheval, modèle littéraire… ». Ou il imagine les raisons pour lesquelles Babel a agi en telles ou telles circonstances – toujours au détriment de son personnage. C’est son droit, après tout. D’autant qu’il reconnaît souvent lui-même que ses certitudes se fondent surtout sur des suppositions.babel
Mais c’est aussi mon droit, en tant que l’un des traducteurs de Babel, de protester contre ses hypothèses présentées comme des affirmations et contre les commentaires sarcastiques qu’il sème ici et là entre des parenthèses –  un procédé qu’il affectionne –,  et de m’insurger contre des formules et des termes qui sont en eux-mêmes des jugements :« Il [Babel] fanfaronne… Il pérore… Comme la légende babélienne le rabâche… », « on se laisse embobiner par le narrateur » ou « il mourrait de rire en travaillant » pendant la Grande Terreur.
Même la dernière phrase de cette biographie, « Laissons-le filer avec ses énigmes », me laisse perplexe. Adrien Le Bihan a-t-il conscience qu’il est en train de parler d’un grand écrivain? Et d’un écrivain qui a vécu à une époque troublée et sanglante, qui a tenté de survivre sous la Terreur stalinienne, qui a vu presque tous ses amis et confrères disparaître dans « le hachoir à viande » des années trente (comme disent les Russes), et qui a été tué d’une balle dans la nuque après avoir été torturé –  alors qu’au fond, sa seule véritable faute était d’écrire, de raconter le monde tel qu’il le voyait ?
À force d’avoir fréquenté de très près cet esprit et ses pirouettes, je ne pense pas pour ma part que Babel était un lâche ni un hypocrite, comme le donne à penser cette biographie, ni non plus un admirateur inconditionnel de Staline et de la Terreur. C’était un très grand écrivain et un être complexe, attachant et talentueux, curieux de tout ce qui est humain, qui se débattait comme il pouvait dans le chaos de son époque. J’explique certaines de ses attitudes déroutantes par le fait (avéré) qu’il était prisonnier de circonstances qui ne laissaient guère de choix, et je m’en tiens, moi, aux hypothèses que j’ai avancées dans ma préface : « Peut-être espérait-il que sa célébrité le protégerait. Peut-être ne se faisait-il aucune illusion. Peut-être était-il dans sa nature de « danser sur une corde raide » et de jouer avec le feu. »
L’un des auteurs sur lesquels j’ai travaillé a déclaré dans un interview que personne ne la connaissait aussi intimement que ses traducteurs. De fait, si malgré toutes ses recherches, un traducteur peut ignorer des détails ou même des faits importants de la biographie de l’écrivain qu’il traduit, il vit pendant des mois, parfois des années, à l’intérieur de ce qui est l’être le plus profond d’un artiste, c’est-à-dire son œuvre. À l’intérieur de sa langue, de ses phrases.
Et quoi que puisse raconter quelqu’un (cela vaut bien sûr surtout pour un écrivain), la façon dont il le dit est incroyablement révélatrice de ce qu’il est : son style donne des indications très fiables sur sa nature profonde, sur son être véritable. Si un écrivain est faux, s’il se ment à  lui-même, s’il se berce de grands mots, s’il est superficiel, prétentieux ou animé par la rancœur, son style le trahit, et personne ne le décèle mieux qu’un traducteur. De la même façon, l’authenticité, la loyauté, la droiture, la compassion, la profondeur – tout cela se sent dans une écriture.
Je me fie toujours pour ma part à ce que me disent le style et la langue d’un écrivain, ils ne trompent pas.
SOPHIE BENECH

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