Un hommage au très beau texte de
Michele Perret .Le ton juste de ses retrouvailles avec la ville de
son adolescence a la force d' un guide revenant sur ses pas
sans jamais outrepasser le choc de la séparation de deux ondes
alternatives d’ un même scénario dont chaque acteur aurait bouclé
son rôle sur une passerelle lumineuse après avoir surmonté tous
ses émois .
Ch II - Oran la joyeuse
Nous avions prévu de venir en mai.
Dès l’arrivée, après les lentes formalités de police, c’est
le sourire
éblouissant de Marie-Noël et de Kouider qui nous accueille. Nous
éclatons de
joie et de bonheur, toutes les inquiétudes des SMS mal rédigés et
des messages
auxquels mon téléphone français n’a plus accès sont dissipées.
Onze heures,
Oran claque comme un drapeau dans le soleil, le plaisir. Á la
sortie de
l’aéroport, la route est d’ailleurs décorée de guirlandes de
petits
drapeaux : Tu vois, ils ont
pavoisé
pour t’accueillir, dit Kouider.
Je ne reconnais rien, les entrées de la ville ont changé.
L’Université
d’Es Sénia étale ses splendeurs. Nous longeons la Ville Nouvelle,
quartier
populaire animé, bruyant, plein de ménagères affairées : le
quartier
d’Oran où il y a le plus de femmes dans la rue ! C’est que, comme
du temps
où ce quartier portait le curieux et peu amène nom de Village nègre,
les
boutiques sont pleines de vêtements bon marché et d’étoffes. Je me
gorge
d’images retrouvées, à défaut de reconnaître mon chemin. Les
tissus sont
toujours aussi chatoyants, mais la foule est aujourd’hui bon
enfant. Dans les
dernières années dont je me souvienne, la voiture de ma sœur y
avait été
coincée dans une manifestation. Elle avait foncé et les gens
s’étaient
écartés ; une semaine plus tôt, un jeune couple avait été égorgé
au même
endroit. Comme il est maintenant joyeux, comme il vit normalement,
sous le
soleil de mai, ce pays que j’avais laissé à feu et à sang !
Oran, insouciante et gaie, panse ses vieilles blessures au
soleil.
Pourtant, partout, nous nous heurterons à nos souvenirs de
violence, années de
braise de la guerre d’indépendance, années de violence et
d’horreur de la
décennie noire, aussi. Bien des fois, dans cette ville, j’ai
retrouvé le
souvenir de morts, bien des fois, celui de bâtiments qu’on avait
brûlés ou fait
exploser ou encore la sinistre mémoire des lieux où furent
entreposés les
cadavres des massacres de juillet 1962. Mais bien des fois aussi,
Kouider
me montrera des sites de massacres plus récents, ceux où des
Algériens ont été
assassinés par les terroristes des années noires, ou ceux où l’on
ne
s’aventurait qu’en tremblant, parce que les maquis islamistes
étaient tout près
et qu’on y risquait sa vie.
« Bienvenue chez vous ! » me dira-t-on souvent, avec cette
généreuse hospitalité traditionnelle – de même que beaucoup de mes
lecteurs
algériens m’appellent affectueusement bent
bladi (fille de chez
nous). Mais ce
n’est pas vrai, je ne suis pas chez moi ici, je suis, tout au
plus, invitée
chez vous. Soixante ans de souvenirs atroces ou joyeux qui ne sont
aucunement
les miens ont modelé votre monde. Je n’ai vécu ni la folle joie
des premières
années de l’indépendance, quand Alger était la capitale du
Tiers-Monde et que
les femmes dansaient dans les rues, ni la perte des langues
maternelles au
profit d’une scolarisation en arabe classique qu’aucun de vous ne
parlait
vraiment, ni les années de pénurie du socialisme pur et dur, avec
les queues
pour le pain et l’obligation d’acheter des boulons quand on
voulait avoir des
clous ou des cassettes quand on n’avait pas de lecteur[1],
ni l’immense espoir de construire un monde nouveau qui a fait un
temps
supporter ces privations, ni les années de misère, ni les années
de massacre de
votre élite intellectuelle, la décennie noire, que je vous ai
parfois aussi
entendus appeler, pudiquement, les années de « terrorisme », si
bien
que je n’ai pas tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas de
la guerre
d’indépendance. Tout ce qui vous a cimenté en un peuple.
Et, pour remonter plus loin, cette guerre de libération, je
ne l’ai pas
vécue du même point de vue que vous. Même si j’ai toujours compris
votre
revendication d’indépendance, les miens sont plutôt morts,
atrocement, de vos
mains et vos jeunes sœurs, vos pères, vos frères sont plutôt
morts,
atrocement, des mains des miens. Même si nous voulons effacer
l’horreur
première, elle est toujours en nous. Le travail de deuil commence
à peine à se
faire alors que certains, chez vous comme chez nous, ont encore
intérêt à
attiser les rancœurs.
Étonnant que malgré tout cela subsiste toujours un mythe qui
ne doit rien
à l’endoctrinement officiel : celui de la gaieté des années
pied-noires[2].
À peine arrivés, dans ce petit bistrot de la Marine où nous allons
déjeuner, le
patron viendra nous raconter l’époque heureuse de la place de la
Perle, quand
Espagnols et jeunes musulmans dansaient ensemble dans les bals en
plein air. Et
comme cet homme a tout au plus soixante ans, cette époque, il ne
l’a pas
vraiment vécue, ses souvenirs, il se les est appropriés au fil du
temps. De
même que s’est consolidé le mythe des amitiés intercommunautaires,
des gâteaux
échangés pour les fêtes, des amours enfantines, des jeux communs,
de
l’entraide. Ce sont des mythes partagés sur les deux rives – et
pas
complètement faux, d’ailleurs, juste exaltés et amplifiés.
« Nous n’avons rien contre les colons » me dira encore cet
officiel, ex-bras droit d’un ex-ministre, qui vient me voir un
après-midi à
Sidi-Bel-Abbès avec un bouquet de roses. Les
colons travaillaient dur, se levaient tôt le matin et aimaient
leur terre. Ceux
à qui nous en voulons, ce sont les voyous d’Alger, les Susini,
les Lagaillarde[3].
Représentations élaborées après coup : quoique vous en disiez, mon
cher dignitaire,
les choses n’étaient pas aussi tendres ! On s’est inventé une
excuse : tout ça, ce n’était que la faute de l’OAS. Sans elle, les
relations seraient restées au beau fixe et le passage à
l’indépendance se
serait fait en douceur. Bien sûr que non ! Il y avait eu tant de
violence,
tant de crimes d’une cruauté inimaginable ! Et les cicatrices
seront
d’autant plus longues à s’effacer qu’on les gratte sans cesse.
Alors, merci de la chaleur de votre accueil, merci d’essayer
de renouer
le fil, merci pour cette ville presque encore francophone qui
s’offre à nous
presque sans rancune. Merci, même, à certains d’entre vous qui
n’aviez
certainement rien connu de cette époque, d’avoir murmuré Vive la France à notre passage.
[1]
Voir l’inénarrable « Les smigris
de
labachinous » (« Les émigrés de là-bas chez nous », pour ceux
qui n’ont pas le code), de Mohamed Kacimi dans le recueil Les Algériens au café sous la direction de
Leila Sebbar, al Manar,
2003.
[2]
L’accord de pied-noir est
problématique.
En m’inspirant des propositions du Conseil supérieur de la
langue française, dans le rapport sur les rectifications de
l'orthographes de
1990, j’ai étendu à l’adjectif
la
régularisation proposée pour l'accord de tous les mots
composés avec la
généralisation des traits d'union et l’accord en finale : pied-noirs, pied-noire,
Pied-noirs,
Pied-noire. Solution ni plus choquante ni plus
arbitraire que les autres.
[3]
Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde, fondateurs
historiques de l’OAS
(Organisation Armée secrète, organisation
clandestine
créée en février 1961 pour défendre de la présence française
en Algérie par la
lutte armée).
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