mardi 19 avril 2016

Michele Perret :Ch II - Oran la joyeuse

 
Un hommage au très beau texte de Michele Perret .Le ton juste de ses retrouvailles avec la ville de son adolescence a la force d' un guide revenant sur ses pas sans jamais outrepasser le choc de la séparation de deux ondes alternatives d’ un même scénario dont chaque acteur aurait bouclé son rôle sur une passerelle lumineuse après avoir surmonté tous ses émois .



 


 

Ch II - Oran la joyeuse



Nous avions prévu de venir en mai.

Dès l’arrivée, après les lentes formalités de police, c’est le sourire éblouissant de Marie-Noël et de Kouider qui nous accueille. Nous éclatons de joie et de bonheur, toutes les inquiétudes des SMS mal rédigés et des messages auxquels mon téléphone français n’a plus accès sont dissipées. Onze heures, Oran claque comme un drapeau dans le soleil, le plaisir. Á la sortie de l’aéroport, la route est d’ailleurs décorée de guirlandes de petits drapeaux : Tu vois, ils ont pavoisé pour t’accueillir, dit Kouider.

Je ne reconnais rien, les entrées de la ville ont changé. L’Université d’Es Sénia étale ses splendeurs. Nous longeons la Ville Nouvelle, quartier populaire animé, bruyant, plein de ménagères affairées : le quartier d’Oran où il y a le plus de femmes dans la rue ! C’est que, comme du temps où ce quartier portait le curieux et peu amène nom de Village nègre, les boutiques sont pleines de vêtements bon marché et d’étoffes. Je me gorge d’images retrouvées, à défaut de reconnaître mon chemin. Les tissus sont toujours aussi chatoyants, mais la foule est aujourd’hui bon enfant. Dans les dernières années dont je me souvienne, la voiture de ma sœur y avait été coincée dans une manifestation. Elle avait foncé et les gens s’étaient écartés ; une semaine plus tôt, un jeune couple avait été égorgé au même endroit. Comme il est maintenant joyeux, comme il vit normalement, sous le soleil de mai, ce pays que j’avais laissé à feu et à sang !

Oran, insouciante et gaie, panse ses vieilles blessures au soleil. Pourtant, partout, nous nous heurterons à nos souvenirs de violence, années de braise de la guerre d’indépendance, années de violence et d’horreur de la décennie noire, aussi. Bien des fois, dans cette ville, j’ai retrouvé le souvenir de morts, bien des fois, celui de bâtiments qu’on avait brûlés ou fait exploser ou encore la sinistre mémoire des lieux où furent entreposés les cadavres des massacres de juillet 1962. Mais bien des fois aussi, Kouider me montrera des sites de massacres plus récents, ceux où des Algériens ont été assassinés par les terroristes des années noires, ou ceux où l’on ne s’aventurait qu’en tremblant, parce que les maquis islamistes étaient tout près et qu’on y risquait sa vie.



« Bienvenue chez vous ! » me dira-t-on souvent, avec cette généreuse hospitalité traditionnelle – de même que beaucoup de mes lecteurs algériens m’appellent affectueusement bent bladi (fille de chez nous). Mais ce n’est pas vrai, je ne suis pas chez moi ici, je suis, tout au plus, invitée chez vous. Soixante ans de souvenirs atroces ou joyeux qui ne sont aucunement les miens ont modelé votre monde. Je n’ai vécu ni la folle joie des premières années de l’indépendance, quand Alger était la capitale du Tiers-Monde et que les femmes dansaient dans les rues, ni la perte des langues maternelles au profit d’une scolarisation en arabe classique qu’aucun de vous ne parlait vraiment, ni les années de pénurie du socialisme pur et dur, avec les queues pour le pain et l’obligation d’acheter des boulons quand on voulait avoir des clous ou des cassettes quand on n’avait pas de lecteur[1], ni l’immense espoir de construire un monde nouveau qui a fait un temps supporter ces privations, ni les années de misère, ni les années de massacre de votre élite intellectuelle, la décennie noire, que je vous ai parfois aussi entendus appeler, pudiquement, les années de « terrorisme », si bien que je n’ai pas tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas de la guerre d’indépendance. Tout ce qui vous a cimenté en un peuple.

Et, pour remonter plus loin, cette guerre de libération, je ne l’ai pas vécue du même point de vue que vous. Même si j’ai toujours compris votre revendication d’indépendance, les miens sont plutôt morts, atrocement, de vos mains et vos jeunes sœurs, vos pères, vos frères sont plutôt morts, atrocement, des mains des miens. Même si nous voulons effacer l’horreur première, elle est toujours en nous. Le travail de deuil commence à peine à se faire alors que certains, chez vous comme chez nous, ont encore intérêt à attiser les rancœurs.



Étonnant que malgré tout cela subsiste toujours un mythe qui ne doit rien à l’endoctrinement officiel : celui de la gaieté des années pied-noires[2]. À peine arrivés, dans ce petit bistrot de la Marine où nous allons déjeuner, le patron viendra nous raconter l’époque heureuse de la place de la Perle, quand Espagnols et jeunes musulmans dansaient ensemble dans les bals en plein air. Et comme cet homme a tout au plus soixante ans, cette époque, il ne l’a pas vraiment vécue, ses souvenirs, il se les est appropriés au fil du temps. De même que s’est consolidé le mythe des amitiés intercommunautaires, des gâteaux échangés pour les fêtes, des amours enfantines, des jeux communs, de l’entraide. Ce sont des mythes partagés sur les deux rives – et pas complètement faux, d’ailleurs, juste exaltés et amplifiés.

« Nous n’avons rien contre les colons » me dira encore cet officiel, ex-bras droit d’un ex-ministre, qui vient me voir un après-midi à Sidi-Bel-Abbès avec un bouquet de roses. Les colons travaillaient dur, se levaient tôt le matin et aimaient leur terre. Ceux à qui nous en voulons, ce sont les voyous d’Alger, les Susini, les Lagaillarde[3]. Représentations élaborées après coup : quoique vous en disiez, mon cher dignitaire, les choses n’étaient pas aussi tendres ! On s’est inventé une excuse : tout ça, ce n’était que la faute de l’OAS. Sans elle, les relations seraient restées au beau fixe et le passage à l’indépendance se serait fait en douceur. Bien sûr que non ! Il y avait eu tant de violence, tant de crimes d’une cruauté inimaginable ! Et les cicatrices seront d’autant plus longues à s’effacer qu’on les gratte sans cesse.

Alors, merci de la chaleur de votre accueil, merci d’essayer de renouer le fil, merci pour cette ville presque encore francophone qui s’offre à nous presque sans rancune. Merci, même, à certains d’entre vous qui n’aviez certainement rien connu de cette époque, d’avoir murmuré Vive la France à notre passage.



[1] Voir l’inénarrable « Les smigris de labachinous » (« Les émigrés de là-bas chez nous », pour ceux qui n’ont pas le code), de Mohamed Kacimi dans le recueil Les Algériens au café sous la direction de Leila Sebbar, al Manar, 2003.
[2] L’accord de pied-noir est problématique. En m’inspirant des propositions du Conseil supérieur de la langue française, dans le rapport sur les rectifications de l'orthographes de 1990, j’ai étendu à l’adjectif  la régularisation proposée pour l'accord de tous les mots composés avec la généralisation des traits d'union et l’accord en finale : pied-noirs, pied-noire, Pied-noirs, Pied-noire. Solution ni plus choquante ni plus arbitraire que les autres.
[3] Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde, fondateurs historiques de l’OAS (Organisation Armée secrète, organisation clandestine créée en février 1961 pour défendre de la présence française en Algérie par la lutte armée).


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