jeudi 30 juin 2016

Czeslaw Milosz : la « Pensée captive » sous le joug communiste

http://www.nouvelle-europe.eu/czeslaw-milosz-la-pensee-captive-sous-le-joug-communiste

 En Pologne, faisant fi du joug communiste, des écrivains et des mouvements littéraires ont créé une véritable dissidence culturelle. En son sein, Czesław Miłosz dans La Pensée captive a été un des premiers à révéler les mécanismes de l’aliénation culturelle exercée par les Communistes et à analyser le rôle des intellectuels dans les régimes autoritaires. 

Un homme de frontières

Né en 1911 en Lituanie (alors sous domination russe) dans une famille noble polonaise, Czesław Miłosz a suivi un cursus de lettres et de droit à l'Université de Vilnius. C'est pendant ses années d'étudiant qu'il se met à la poésie et fonde en 1931 avec des amis le groupe littéraire et la revue Żagary (Le Flambeau), considérés comme de la "Seconde Avant-garde". Ce mouvement aussi appelé « L'avant-garde de Lublin » (car elle se distingue de l'avant-garde de Cracovie), s'articule autour du poète J. Czechowicza et  se caractérise par la nécessité de se comporter selon une rigueur constructive tout en proposant un lyrisme créatif et visionnaire. C'est un courant à tendance catastrophiste qui est apparu à la suite du Mein Kampf  d'Hitler et de la propagation de la pensée fasciste en Pologne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale après l'invasion de la Lituanie par l'Armée rouge, Cz. Miłosz rejoint la résistance polonaise à Varsovie. Il continue d'écrire des poèmes. Le style de ceux-ci est ambigu : d'un côté il écrit une série de poèmes naïfs car il refuse de parler de la guerre (ces poèmes sont contenus dans le recueil Le Salut), mais d'un autre côté il s'engage dès 1942 dans les rangs du Comité d'Aide aux Juifs Żegota. Les poèmes qu'il écrit alors cherchent à dénoncer les atrocités commises sous la domination nazie. Ces poèmes sont empreints de l'atroce réalité que vit la population en Pologne. Tout en gardant un style imagé (dans Campo di Fiori, il fait le parallèle entre le public romain assistant au bûcher de Giordano Bruno et les Varsoviens qui s'amusent sur un manège à côté du ghetto en flamme), Cz. Miłosz se rapproche d'un style plus réaliste pour décrire l'horreur dans laquelle son pays est plongé. Pour lui, et c'est une des morales contenues dans Campo di Fiori notamment, le poète a le devoir d'apporter un message, y compris en temps de guerre.
Après la guerre, il travaille dans les services diplomatiques de la Pologne populaire en tant qu'attaché culturel, voyageant entre les États-Unis et la France. Jusqu'à ces années, Cz. Miłosz croyait en des idéaux plutôt de gauche. Cependant lorsqu'il se rend compte que le régime communiste qui s'est progressivement installé dans son pays signifie terreur et persécution, il demande l'asile politique à la France en 1951. C'est à cet instant qu'il rédige ses œuvres non-poétiques, notamment La pensée captive. Essai sur les logocraties populaires avec lequel il obtient une renommée internationale. À partir de ce moment, il participe aussi activement à la revue Kultura qui publie ses poèmes à Paris.
Dès 1960, il part aux États-Unis pour devenir professeur de langues et littératures slaves à l'Université de Berkeley. En 1970, il prend la nationalité américaine, sans renoncer à sa nationalité polonaise et en 1980, au nom de ses deux nationalités, il obtient le prix Nobel de littérature. Il rentrera définitivement en Pologne qu'en 1995, où il décèdera en 2004 à 93 ans avec derrière lui près de 73 ans de carrière littéraire.

Kultura

De la fin de la guerre à 1989, les œuvres de Cz. Miłosz sont publiées dans la revue Kultura. Celle-ci a constitué durant la période communiste de la Pologne, une véritable institution, au même titre que l'Hôtel Lambert au XIXe siècle. La revue Kultura ainsi que l'Institut littéraire ont été créés par Jerzy Giedroyc en 1946 à Rome. En 1947, l'Institut et la revue sont transférés à Maisons-Laffitte et le mensuel devient le réceptacle des œuvres des dissidents littéraires polonais. Près 500 œuvres ont ainsi pu être publiées.
Cette institution s'est dès le début donné deux missions. Tout d'abord un rôle culturel, bien sûr, en publiant des textes d'auteurs polonais (mais pas seulement). En contournant la censure Kultura faisait pendant à la culture imposée par le pouvoir communiste (proche du réalisme socialiste, malgré un certain « dégel » à partir de 1956) et permettait le développement d'œuvres plus diversifiées. Ainsi naît une forme très polonaise de journaux. Witold Gombrowicz y publie son Journal de 1953 à 1966. Il a été succédé pendant trois décennies par le Dziennik pysany nocą (Journal écrit la nuit) de Gustaw Herling-Grudziński. Ces journaux, loin d'être intimes cherchent à brouiller les pistes (textes et dates), il y a des passages fictifs : on est à mi-chemin entre l'intimité, les faits de la vie, et la réalité externe, les mémoires. Ils font aussi des observations concrètes sur la vie politique en Pologne. De tels journaux font depuis lors, partie du corpus littéraire polonais.
Cependant Kultura et l'Institut littéraire avaient aussi un rôle politique en publiant des œuvres dénonçant le régime et donc soumises à la censure dans la Pologne populaire. Kultura était ainsi dotée d'une direction politique dirigée par Juliusz Mieroszewski (1906-1976). Une des lignes idéologiques était notamment que l'Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie (ULB) à l'image de la Pologne, avaient vocation à devenir des États libres et indépendants (ce qui explique notamment l'engouement pour cette revue dans ces pays).
Dans un premier temps, la revue rassemblait les écrivains survivants de la guerre et vivait grâce à leurs indemnités d'anciens combattants. Puis, les dons des Polonais émigrés ont commencé à affluer. La diffusion de la revue s'est élargie et les abonnements ont permis de faire durer l'institution. Quelques exemplaires étaient envoyés gratuitement et surtout discrètement, en Pologne. Lire Kultura en Pologne n'était donc pas rare bien que toujours dissimulé.
Les meilleurs auteurs polonais mais aussi d'autres nationalités ont contribué jusqu'en 2000 (année de la mort de son fondateur et d'arrêt de la publication) au succès de ce mensuel : Cz. Miłosz donc, mais aussi W. Gombrowicz,  G-H. Grudziński, J. Andrzejewski, Sł. Mrożek, M. Hłasko, Simone Weil, Albert Camus,  Alexandre Soljenitsyne...

La Pensée captive : le Communisme vu de l'intérieur

 
Dans cet ouvrage, Czesław Miłosz offre un tableau complet de la vie sous le joug communiste. Il reste cependant discret dans les termes qu'il emploie. Ainsi le Communisme est appelé « la Nouvelle Foi », le pouvoir du PCUS « le Centre » et les règles imposées dans tous les domaines de la vie « la Méthode ». Cette distance, aussi visible dans les quatre portraits d'écrivains polonais facilement reconnaissables et pourtant nommés par de simples lettres, est volontaire : « J'écrivais pour l'étranger, la Pologne ne devait donc être qu'un matériau d'illustration. Je souhaitais montrer un phénomène mondial et non local et polonais » (Milosz par Milosz p.159).
Cz. Miłosz explique le Communisme en utilisant les comparaisons. Au tout début de l'ouvrage Cz. Miłosz voit l'arrivée du Communisme en Pologne en 1945 comme l'arrivée du Christianisme au Moyen-Orient. Il est plus facile de convertir un païen qu'un croyant de l'ancienne religion. Cz. Miłosz étant contre les idéaux de droite était donc considéré comme un païen (comme tous les Polonais mécontents du régime de l'entre-deux-guerres). À partir des années 1950, les artistes et les écrivains ont été tenus d'adhérer au réalisme socialiste. Cette conversion s'est faite en deux phases. La première, la plus simple consistait à médire de l'Occident. Beaucoup y parvinrent sans compromettre leurs propres idées. En revanche, la seconde phase était plus délicate et plusieurs, dont Milosz, renoncèrent à cet instant à rester en Pologne : il s'agissait d'adopter le réalisme socialiste, de se conformer aux règles édictées par « le Centre ».
Le premier chapitre du roman s'appuie sur la comparaison entre la Nouvelle Foi et la pilule Murti-Bing du roman Insatiabilité de Stanisław Ignacy Witkiewicz. Cette pilule apporte sérénité et bonheur à celui qui l'avale : toutes ses préoccupations disparaissent qu'elles soient matérielles (dans le roman, l'invasion sino-mongole) ou métaphysique. Pour Miłosz, la Nouvelle Foi possède le même effet actif que cette pilule et son attractivité est plus largement ressentie par les intellectuels que par les ouvriers ou paysans moins portés sur les considérations philosophiques du régime sous lequel ils vivent. [Le roman de Witkacy paru en 1932 a rapidement été perçu comme une prophétie puisqu'il évoquait une grande guerre entre l'Est et l'Ouest, annonçait la fin de l'art et de la religion ... L'auteur se suicide d'ailleurs lorsqu'il apprend que l'Armée rouge a franchi les frontières de la Pologne le 17 septembre 1939.] Le problème de la pilule Murti-Bing, comme de la Nouvelle Foi, c'est qu'elle n'empêche pas chaque individu de penser. Cela amène progressivement chacun vers la schizophrénie.
Ainsi ce que veut exprimer Cz. Miłosz  par ces deux grandes comparaisons c'est que la Nouvelle Foi obtient son succès car elle remplace la religion qui jusqu'au XIXe siècle était commune à l'intégralité de la population, quelque soit la classe sociale, le métier, le niveau de formation... Depuis la « mort » de la religion, rien ne l'a remplacé car l'idéologie nationale-socialiste est restée fade et souvent perçue comme opportuniste.
Cz. Miłosz pense que l'une des grandes craintes de l'Homme, c'est de penser par lui-même et de se rendre compte de la stérilité de sa réflexion. Dès lors, « Si l'écrivain se soumet [à la Méthode], ce n'est pas simplement qu'il craigne pour sa peau. Il a peur pour quelque chose de bien plus précieux : la valeur de son œuvre. » (p33) Chacun est donc conduit « naturellement » à suivre « la ligne » : c'est le premier effet Murti-Bing !
Cz. Miłosz donne l'exemple de ce qu'il avance en se remémorant les premiers congrès destinés à convaincre les artistes polonais à se « convertir » au réalisme socialiste. Aucun auditeur ne croyait au bien de cette doctrine ; beaucoup se taisaient et les rares qui osèrent exprimer leur désaccord se virent assaillis par les orateurs d'une argumentation longuement réfléchie (résultat d'une dialectique ponctuée de citations de grands théoriciens) et de menaces sur leur carrière : « l'enclume et le marteau » ! « J'avais l'impression de participer à un spectacle d'hypnose collective » (p34).
Cz. Miłosz mène une réflexion cartésienne où le doute est le point de départ. Notamment, il s'interroge de savoir pourquoi les artistes suivent la ligne s'ils sont convaincus de la valeur de leur art qui s'y oppose ? La réponse qu'il apporte est tragique : parce que tout l'environnement autour de l'artiste lui démontre qu'une œuvre s'opposant à la ligne est de faible valeur puisque « les conditions objectives [primordiales à la réalisation d'une œuvre] font défaut ». « La récompense de toutes les peines, c'est la certitude d'appartenir au monde nouveau qui va vers la victoire, même si ce n'est pas un monde confortable et s'il est loin d'être aussi joyeux que sa propagande voudrait le faire croire » (p38).
Chaque individu dans les démocraties populaires est un acteur qui joue à chaque instant de sa vie pour éviter qu'un geste, un regard, une parole mal contrôlée lui nuise. L'interlocuteur ne doit jamais douter de son adhésion au système. Les démocraties populaires sont donc de grandes scènes théâtrales où ceux qui s'en sortent le mieux sont ceux qui s'identifient le mieux à leur personnage. Progressivement, les réflexes prennent alors le dessus et l'individu peut ponctuellement relâcher son attention perpétuelle. De même les intellectuels, chaque fois qu'ils prennent la plume, doivent se laisser guider par le personnage qu'ils incarnent.
Cz. Miłosz associe ces attitudes d'acteurs au Ketman islamique. Il s'agit de cacher ses véritables pensées pour les sauvegarder (et se sauver). Un jour peut-être, l'individu trouvera l'occasion de les porter sur le devant de la scène. Dans les démocraties populaires, Cz. Miłosz distingue sept ketmans (national, de la pureté révolutionnaire, esthétique, professionnel, sceptique, métaphysique et éthique).

La Pensée captive : un ouvrage sur la dissidence ?

 
Cz. Miłosz participait donc à la revue dissidente la plus renommée, mais au-delà de cette contribution il a analysé le phénomène de la dissidence. Avec La pensée captive, Cz. Miłosz cherche à s'exorciser du marxisme ayant gardé jusqu'aux années 1950 des idées de gauche et ayant participé à l'administration communiste en tant qu'attaché culturel : « il [le livre de la Pensée Captive] a été écrit au cours d'une très grande crise intérieure. J'étais personnellement atteint par la nécessité historique, par l'hégélianisme, et je voulais m'en dégager dès que j'eus terminé » affirme Miłosz dans Milosz par Milosz (Voir bibliographie).
Czesław Miłosz étudie dans cet essai « comment l'esprit humain travaille dans les démocraties populaires » et particulièrement l'esprit des artistes et des écrivains. Lui-même ne se positionne pas comme un déçu du communisme ni comme un opposant radical. Il n'a pas de haine contre ce système, mais il le refuse car il considère le marxisme « comme une philosophie fausse et nocive ». Il cherche à réfléchir sur l'attitude adoptée par les individus dans ce type de régime. Mais il a aussi pour but de convaincre les communistes occidentaux de la tragique réalité du Communisme. Ce livre offre donc plusieurs analyses au lecteur : il montre donc à la fois le quotidien de la population sous le joug du « Centre » (les décisions émises par le PCUS) mais aussi l'attitude que chacun, et notamment les intellectuels, adopte lorsqu'il s'agit de respecter « la Méthode » (les règles imposées dans tous les domaines de la vie) et comment tous cherchent à adhérer à « la Nouvelle Foi » (le Communisme).
Ce livre mêle donc introspection et observations. Cet essai cherche à montrer une réalité complexe où chaque individu doit se positionner face à la terreur mais aussi face aux « nécessités historiques ». L'essai comporte deux grandes parties. Dans la première, Cz. Miłosz expose ses thèses, son analyse du Communisme et de l'attitude des intellectuels. Dans la seconde, il dresse quatre grands portraits très complets, d'amis écrivains qui ont choisis de suivre la ligne imposée par le Centre.
Alors pourquoi considérer cet essai comme une œuvre parlant de dissidence ? Tout simplement parce que Cz. Miłosz par cette analyse de comportement, en apparence de soumission, veut montrer la complexité du choix. Il veut aussi justifier pourquoi lui a choisi l'exil et la dissidence.
Lorsque la Pensée captive est publiée, les intellectuels occidentaux de gauche ne jurent que par le Communisme et son application à l'Est. Pourtant, quelques années plus tard, les intellectuels reviendront sur leur jugement et Cz. Miłosz sera porté jusqu'à la gloire pour avoir dénoncé les abus du système communiste dès ses débuts. Traduit dans des dizaines de langues, La pensée captive eut finalement un retentissement mondial et fut même introduit à l'Est clandestinement. Cet essai fut le support de nombreux intellectuels dénonçant le totalitarisme de gauche, bien entendu, mais de droite aussi. Ainsi dans les années 1970, les intellectuels indonésiens considéraient Cz. Miłosz comme un héros national car son essai était utilisé contre le régime totalitaire de Soeharto.
Cz. Miłosz est un certain miroir du grand poète romantique polonais Adam Mickiewicz. Tous deux venaient de Lituanie, tous deux se sont retrouvés en exil, tous deux ont cherché à conserver leur polonité dans une œuvre publiée par un cercle d'artistes polonais engagés politiquement contre le pouvoir en place en Pologne dans l'hôtel Lambert et à Kultura, et enfin et surtout tous deux se donnent en tant que poète une mission : celle du témoignage soucieux de l'ethos poétique et cherchant à stimuler l'émotion comme la conscience du lecteur.
D'un point de vue politique Cz. Miłosz s'est éloigné de la scène polonaise après la publication de ses ouvrages où il énonce sa désillusion face à la faiblesse de l'intellectuel dans un régime autoritariste et où il dénonce la mainmise du pouvoir communiste sur les esprits et jusqu'au quotidien de chacun.
Si la dissidence de Cz. Miłosz était choisie et réfléchie, il n'a jamais eu la volonté de se positionner comme un essayiste et le succès mondial de son essai La pensée captive lui fit du tort en ce sens que beaucoup de gens (sauf en Pologne) ignorent qu'il était avant tout un poète.
Pour aller plus loin

Aucun commentaire: