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En Pologne, faisant fi du joug communiste, des écrivains et des mouvements littéraires ont créé une véritable dissidence culturelle. En son sein, Czesław Miłosz dans La Pensée captive a été un des premiers à révéler les mécanismes de l’aliénation culturelle exercée par les Communistes et à analyser le rôle des intellectuels dans les régimes autoritaires.
En Pologne, faisant fi du joug communiste, des écrivains et des mouvements littéraires ont créé une véritable dissidence culturelle. En son sein, Czesław Miłosz dans La Pensée captive a été un des premiers à révéler les mécanismes de l’aliénation culturelle exercée par les Communistes et à analyser le rôle des intellectuels dans les régimes autoritaires.
Un homme de frontières
Né en 1911 en Lituanie (alors sous domination russe)
dans une famille noble polonaise, Czesław Miłosz a suivi un cursus de
lettres et de droit à l'Université de Vilnius. C'est pendant ses années
d'étudiant qu'il se met à la poésie et fonde en 1931 avec des amis le
groupe littéraire et la revue Żagary (Le Flambeau), considérés
comme de la "Seconde Avant-garde". Ce mouvement aussi appelé
« L'avant-garde de Lublin » (car elle se distingue de l'avant-garde de
Cracovie), s'articule autour du poète J. Czechowicza et se caractérise
par la nécessité de se comporter selon une rigueur constructive tout en
proposant un lyrisme créatif et visionnaire. C'est un courant à tendance
catastrophiste qui est apparu à la suite du Mein Kampf d'Hitler et de la propagation de la pensée fasciste en Pologne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale après l'invasion
de la Lituanie par l'Armée rouge, Cz. Miłosz rejoint la résistance
polonaise à Varsovie. Il continue d'écrire des poèmes. Le style de
ceux-ci est ambigu : d'un côté il écrit une série de poèmes naïfs car il
refuse de parler de la guerre (ces poèmes sont contenus dans le recueil
Le Salut), mais d'un autre côté il s'engage dès 1942 dans les rangs du Comité d'Aide aux Juifs Żegota.
Les poèmes qu'il écrit alors cherchent à dénoncer les atrocités
commises sous la domination nazie. Ces poèmes sont empreints de l'atroce
réalité que vit la population en Pologne. Tout en gardant un style
imagé (dans Campo di Fiori, il fait le parallèle entre le
public romain assistant au bûcher de Giordano Bruno et les Varsoviens
qui s'amusent sur un manège à côté du ghetto en flamme), Cz. Miłosz se
rapproche d'un style plus réaliste pour décrire l'horreur dans laquelle
son pays est plongé. Pour lui, et c'est une des morales contenues dans Campo di Fiori notamment, le poète a le devoir d'apporter un message, y compris en temps de guerre.
Après la guerre, il travaille dans les services
diplomatiques de la Pologne populaire en tant qu'attaché culturel,
voyageant entre les États-Unis et la France. Jusqu'à ces années, Cz.
Miłosz croyait en des idéaux plutôt de gauche. Cependant lorsqu'il se
rend compte que le régime communiste qui s'est progressivement installé
dans son pays signifie terreur et persécution, il demande l'asile
politique à la France en 1951. C'est à cet instant qu'il rédige ses
œuvres non-poétiques, notamment La pensée captive. Essai sur les logocraties populaires avec lequel il obtient une renommée internationale. À partir de ce moment, il participe aussi activement à la revue Kultura qui publie ses poèmes à Paris.
Dès 1960, il part aux États-Unis pour devenir
professeur de langues et littératures slaves à l'Université de Berkeley.
En 1970, il prend la nationalité américaine, sans renoncer à sa
nationalité polonaise et en 1980, au nom de ses deux nationalités, il
obtient le prix Nobel de littérature. Il rentrera définitivement en
Pologne qu'en 1995, où il décèdera en 2004 à 93 ans avec derrière lui
près de 73 ans de carrière littéraire.
Kultura
De la fin de la guerre à 1989, les œuvres de Cz. Miłosz sont publiées dans la revue Kultura.
Celle-ci a constitué durant la période communiste de la Pologne, une
véritable institution, au même titre que l'Hôtel Lambert au XIXe siècle. La revue Kultura
ainsi que l'Institut littéraire ont été créés par Jerzy Giedroyc en
1946 à Rome. En 1947, l'Institut et la revue sont transférés à
Maisons-Laffitte et le mensuel devient le réceptacle des œuvres des
dissidents littéraires polonais. Près 500 œuvres ont ainsi pu être
publiées.
Cette institution s'est dès le début donné deux
missions. Tout d'abord un rôle culturel, bien sûr, en publiant des
textes d'auteurs polonais (mais pas seulement). En contournant la
censure Kultura faisait pendant à la culture imposée par le
pouvoir communiste (proche du réalisme socialiste, malgré un certain
« dégel » à partir de 1956) et permettait le développement d'œuvres plus
diversifiées. Ainsi naît une forme très polonaise de journaux. Witold
Gombrowicz y publie son Journal de 1953 à 1966. Il a été succédé pendant trois décennies par le Dziennik pysany nocą
(Journal écrit la nuit) de Gustaw Herling-Grudziński. Ces journaux,
loin d'être intimes cherchent à brouiller les pistes (textes et dates),
il y a des passages fictifs : on est à mi-chemin entre l'intimité, les
faits de la vie, et la réalité externe, les mémoires. Ils font aussi des
observations concrètes sur la vie politique en Pologne. De tels
journaux font depuis lors, partie du corpus littéraire polonais.
Cependant Kultura et l'Institut littéraire
avaient aussi un rôle politique en publiant des œuvres dénonçant le
régime et donc soumises à la censure dans la Pologne populaire. Kultura était ainsi dotée d'une direction politique dirigée
par Juliusz Mieroszewski (1906-1976). Une des lignes idéologiques était
notamment que l'Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie (ULB) à l'image
de la Pologne, avaient vocation à devenir des États libres et
indépendants (ce qui explique notamment l'engouement pour cette revue
dans ces pays).
Dans un premier temps, la revue rassemblait les
écrivains survivants de la guerre et vivait grâce à leurs indemnités
d'anciens combattants. Puis, les dons des Polonais émigrés ont commencé à
affluer. La diffusion de la revue s'est élargie et les abonnements ont
permis de faire durer l'institution. Quelques exemplaires étaient
envoyés gratuitement et surtout discrètement, en Pologne. Lire Kultura en Pologne n'était donc pas rare bien que toujours dissimulé.
Les meilleurs auteurs polonais mais aussi d'autres
nationalités ont contribué jusqu'en 2000 (année de la mort de son
fondateur et d'arrêt de la publication) au succès de ce mensuel : Cz.
Miłosz donc, mais aussi W. Gombrowicz, G-H. Grudziński, J.
Andrzejewski, Sł. Mrożek, M. Hłasko, Simone Weil, Albert Camus,
Alexandre Soljenitsyne...
La Pensée captive : le Communisme vu de l'intérieur
Dans cet ouvrage, Czesław Miłosz offre un tableau
complet de la vie sous le joug communiste. Il reste cependant discret
dans les termes qu'il emploie. Ainsi le Communisme est appelé « la
Nouvelle Foi », le pouvoir du PCUS « le Centre » et les règles imposées
dans tous les domaines de la vie « la Méthode ». Cette distance, aussi
visible dans les quatre portraits d'écrivains polonais facilement
reconnaissables et pourtant nommés par de simples lettres, est
volontaire : « J'écrivais pour l'étranger, la Pologne ne devait donc
être qu'un matériau d'illustration. Je souhaitais montrer un phénomène
mondial et non local et polonais » (Milosz par Milosz p.159).
Cz. Miłosz explique le Communisme en utilisant les
comparaisons. Au tout début de l'ouvrage Cz. Miłosz voit l'arrivée du
Communisme en Pologne en 1945 comme l'arrivée du Christianisme au
Moyen-Orient. Il est plus facile de convertir un païen qu'un croyant de
l'ancienne religion. Cz. Miłosz étant contre les idéaux de droite était
donc considéré comme un païen (comme tous les Polonais mécontents du
régime de l'entre-deux-guerres). À partir des années 1950, les artistes
et les écrivains ont été tenus d'adhérer au réalisme socialiste. Cette
conversion s'est faite en deux phases. La première, la plus simple
consistait à médire de l'Occident. Beaucoup y parvinrent sans
compromettre leurs propres idées. En revanche, la seconde phase était
plus délicate et plusieurs, dont Milosz, renoncèrent à cet instant à
rester en Pologne : il s'agissait d'adopter le réalisme socialiste, de
se conformer aux règles édictées par « le Centre ».
Le premier chapitre du roman s'appuie sur la comparaison entre la Nouvelle Foi et la pilule Murti-Bing du roman Insatiabilité
de Stanisław Ignacy Witkiewicz. Cette pilule apporte sérénité et
bonheur à celui qui l'avale : toutes ses préoccupations disparaissent
qu'elles soient matérielles (dans le roman, l'invasion sino-mongole) ou
métaphysique. Pour Miłosz, la Nouvelle Foi possède le même effet actif
que cette pilule et son attractivité est plus largement ressentie par
les intellectuels que par les ouvriers ou paysans moins portés sur les
considérations philosophiques du régime sous lequel ils vivent. [Le
roman de Witkacy paru en 1932 a rapidement été perçu comme une prophétie
puisqu'il évoquait une grande guerre entre l'Est et l'Ouest, annonçait
la fin de l'art et de la religion ... L'auteur se suicide d'ailleurs
lorsqu'il apprend que l'Armée rouge a franchi les frontières de la
Pologne le 17 septembre 1939.] Le problème de la pilule Murti-Bing,
comme de la Nouvelle Foi, c'est qu'elle n'empêche pas chaque individu de
penser. Cela amène progressivement chacun vers la schizophrénie.
Ainsi ce que veut exprimer Cz. Miłosz par ces deux
grandes comparaisons c'est que la Nouvelle Foi obtient son succès car
elle remplace la religion qui jusqu'au XIXe siècle était
commune à l'intégralité de la population, quelque soit la classe
sociale, le métier, le niveau de formation... Depuis la « mort » de la
religion, rien ne l'a remplacé car l'idéologie nationale-socialiste est
restée fade et souvent perçue comme opportuniste.
Cz. Miłosz pense que l'une des grandes craintes de
l'Homme, c'est de penser par lui-même et de se rendre compte de la
stérilité de sa réflexion. Dès lors, « Si l'écrivain se soumet [à la
Méthode], ce n'est pas simplement qu'il craigne pour sa peau. Il a peur
pour quelque chose de bien plus précieux : la valeur de son œuvre. »
(p33) Chacun est donc conduit « naturellement » à suivre « la ligne » : c'est le premier effet Murti-Bing !
Cz. Miłosz donne l'exemple de ce qu'il avance en se
remémorant les premiers congrès destinés à convaincre les artistes
polonais à se « convertir » au réalisme socialiste. Aucun auditeur ne
croyait au bien de cette doctrine ; beaucoup se taisaient et les rares
qui osèrent exprimer leur désaccord se virent assaillis par les orateurs
d'une argumentation longuement réfléchie (résultat d'une dialectique
ponctuée de citations de grands théoriciens) et de menaces sur leur
carrière : « l'enclume et le marteau » ! « J'avais l'impression de participer à un spectacle d'hypnose collective » (p34).
Cz. Miłosz mène une réflexion cartésienne où le doute
est le point de départ. Notamment, il s'interroge de savoir pourquoi
les artistes suivent la ligne s'ils sont convaincus de la valeur de leur
art qui s'y oppose ? La réponse qu'il apporte est tragique : parce que
tout l'environnement autour de l'artiste lui démontre qu'une œuvre
s'opposant à la ligne est de faible valeur puisque « les conditions objectives [primordiales à la réalisation d'une œuvre] font défaut ». « La
récompense de toutes les peines, c'est la certitude d'appartenir au
monde nouveau qui va vers la victoire, même si ce n'est pas un monde
confortable et s'il est loin d'être aussi joyeux que sa propagande
voudrait le faire croire » (p38).
Chaque individu dans les démocraties populaires est
un acteur qui joue à chaque instant de sa vie pour éviter qu'un geste,
un regard, une parole mal contrôlée lui nuise. L'interlocuteur ne doit
jamais douter de son adhésion au système. Les démocraties populaires
sont donc de grandes scènes théâtrales où ceux qui s'en sortent le mieux
sont ceux qui s'identifient le mieux à leur personnage.
Progressivement, les réflexes prennent alors le dessus et l'individu
peut ponctuellement relâcher son attention perpétuelle. De même les
intellectuels, chaque fois qu'ils prennent la plume, doivent se laisser
guider par le personnage qu'ils incarnent.
Cz. Miłosz associe ces attitudes d'acteurs au Ketman
islamique. Il s'agit de cacher ses véritables pensées pour les
sauvegarder (et se sauver). Un jour peut-être, l'individu trouvera
l'occasion de les porter sur le devant de la scène. Dans les démocraties
populaires, Cz. Miłosz distingue sept ketmans (national, de la pureté
révolutionnaire, esthétique, professionnel, sceptique, métaphysique et
éthique).
La Pensée captive : un ouvrage sur la dissidence ?
Cz. Miłosz participait donc à la revue dissidente la
plus renommée, mais au-delà de cette contribution il a analysé le
phénomène de la dissidence. Avec La pensée captive, Cz. Miłosz
cherche à s'exorciser du marxisme ayant gardé jusqu'aux années 1950 des
idées de gauche et ayant participé à l'administration communiste en tant
qu'attaché culturel : « il [le livre de la Pensée Captive]
a été écrit au cours d'une très grande crise intérieure. J'étais
personnellement atteint par la nécessité historique, par l'hégélianisme,
et je voulais m'en dégager dès que j'eus terminé » affirme Miłosz dans Milosz par Milosz (Voir bibliographie).
Czesław Miłosz étudie dans cet essai « comment l'esprit humain travaille dans les démocraties populaires »
et particulièrement l'esprit des artistes et des écrivains. Lui-même ne
se positionne pas comme un déçu du communisme ni comme un opposant
radical. Il n'a pas de haine contre ce système, mais il le refuse car il
considère le marxisme « comme une philosophie fausse et nocive ».
Il cherche à réfléchir sur l'attitude adoptée par les individus dans ce
type de régime. Mais il a aussi pour but de convaincre les communistes
occidentaux de la tragique réalité du Communisme. Ce livre offre donc
plusieurs analyses au lecteur : il montre donc à la fois le quotidien de
la population sous le joug du « Centre » (les décisions émises par le
PCUS) mais aussi l'attitude que chacun, et notamment les intellectuels,
adopte lorsqu'il s'agit de respecter « la Méthode » (les règles imposées
dans tous les domaines de la vie) et comment tous cherchent à adhérer à
« la Nouvelle Foi » (le Communisme).
Ce livre mêle donc introspection et observations. Cet
essai cherche à montrer une réalité complexe où chaque individu doit se
positionner face à la terreur mais aussi face aux « nécessités historiques ».
L'essai comporte deux grandes parties. Dans la première, Cz. Miłosz
expose ses thèses, son analyse du Communisme et de l'attitude des
intellectuels. Dans la seconde, il dresse quatre grands portraits très
complets, d'amis écrivains qui ont choisis de suivre la ligne imposée
par le Centre.
Alors pourquoi considérer cet essai comme une œuvre
parlant de dissidence ? Tout simplement parce que Cz. Miłosz par cette
analyse de comportement, en apparence de soumission, veut montrer la
complexité du choix. Il veut aussi justifier pourquoi lui a choisi
l'exil et la dissidence.
Lorsque la Pensée captive est publiée, les
intellectuels occidentaux de gauche ne jurent que par le Communisme et
son application à l'Est. Pourtant, quelques années plus tard, les
intellectuels reviendront sur leur jugement et Cz. Miłosz sera porté
jusqu'à la gloire pour avoir dénoncé les abus du système communiste dès
ses débuts. Traduit dans des dizaines de langues, La pensée captive
eut finalement un retentissement mondial et fut même introduit à l'Est
clandestinement. Cet essai fut le support de nombreux intellectuels
dénonçant le totalitarisme de gauche, bien entendu, mais de droite
aussi. Ainsi dans les années 1970, les intellectuels indonésiens
considéraient Cz. Miłosz comme un héros national car son essai était
utilisé contre le régime totalitaire de Soeharto.
Cz. Miłosz est un certain miroir du grand poète
romantique polonais Adam Mickiewicz. Tous deux venaient de Lituanie,
tous deux se sont retrouvés en exil, tous deux ont cherché à conserver
leur polonité dans une œuvre publiée par un cercle d'artistes polonais
engagés politiquement contre le pouvoir en place en Pologne dans l'hôtel
Lambert et à Kultura, et enfin et surtout tous deux se donnent
en tant que poète une mission : celle du témoignage soucieux de l'ethos
poétique et cherchant à stimuler l'émotion comme la conscience du
lecteur.
D'un point de vue politique Cz. Miłosz s'est éloigné
de la scène polonaise après la publication de ses ouvrages où il énonce
sa désillusion face à la faiblesse de l'intellectuel dans un régime
autoritariste et où il dénonce la mainmise du pouvoir communiste sur les
esprits et jusqu'au quotidien de chacun.
Si la dissidence de Cz. Miłosz était choisie et
réfléchie, il n'a jamais eu la volonté de se positionner comme un
essayiste et le succès mondial de son essai La pensée captive lui fit du tort en ce sens que beaucoup de gens (sauf en Pologne) ignorent qu'il était avant tout un poète.
Pour aller plus loin
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