A la folie, c’est aussi une manière pour un lecteur d’aimer un
écrivain. Mon cas depuis longtemps avec celle que notre intimité
m’autorise à appeler simplement Virginia. Elle pour moi, c’est dans
l’ordre de l’écriture, au XXème siècle littéraire de langue anglaise,
une sensibilité absolue alliée à une intelligence remarquable. Son œuvre
en témoigne. On pourrait revenir à loisir sur Mrs Dalloway, la Promenade au phare, une Chambre à soi, les Années, les Vagues
bien que dans ce dernier cas l’abstraction des sentiments m’ait laissé
désemparé sur les rivages. L’admiration critique me pousse également à
juger sévèrement la biographie du peintre Roger Fry et certains de ses
chroniques qui, dès qu’elles sortent du champ littéraire pour déployer
leur acuité dans le champ politique, font preuve de courte vue.
Cela dit, ceux qui n’avaient pas fréquenté son œuvre et n’avaient pas eu recours aux biographies à elle consacrées (elles ne manquent pas) ne la connaissaient que par deux biais : soit son fascinant Journal d’un écrivain, soit l’adaptation au cinéma de The Hours, la roman de Michael Cunningham entrelaçant sa propre vie et l’effet que produisait la lecture de Mrs Dalloway sur le destin de trois femmes à trois époques différentes, film admirable et tant pis pour les spécialistes de la spécialité s’il leur hérisse le poil par ce qu’ils estiment être des contre-sens. A ces deux sources, le lecteur français pourra en ajouter désormais une troisième : Ma vie avec Virginia (traduit de l’anglais et préface par Micha Venaille, 148 pages, 13,50 euros, Les Belles Lettres) de Leonard Woolf. Il s’agit d’une sélection d’extraits de l’autobiographie en cinq volumes du mari-de-Virginia parue sous le titre Sowing, Growing, Beginning Again, Downhill all the Way, The Journey, not the Arrival Matters.
Ce petit livre est passionnant, parfois même bouleversant, à bien des égards. Littéraire d’abord parce qu’en livrant nombre de détails, de choses vues, d’anecdotes jamais gratuites sur leur vie commune de 1912 à 1941, il fournit un utile arrière-plan à notre intelligence de certains des dix-sept livres de Virginia (oui, on sait, Proust versus Sainte-Beuve, le moi qui écrit n’est pas le moi social etc). Historique également car on revisite certains événements de l’époque du point de vue de ce couple qui a fait un pas de côté en vivant le plus souvent à la campagne, en observant l’actualité de manière décalée.
Fils d’avocat, formé à Cambridge avant de partir comme fonctionnaire de l’administration britannique à Ceylan, Leonard Woolf en est revenu fermement anti-colonialiste, travaillant à un livre sur un projet de gouvernement international pour la Fabian Society. C’est lui qui aura l’idée de monter chez eux, au départ pour la détendre un peu, la distraire et lui accorder une autre respiration, une imprimerie et une maison d’édition à l’enseigne de Hogarth Press laquelle, outre les livres de sa femme (La Chambre de Jacob), publiera ceux de Gorki, E.M. Forster, Katherine Mansfield, Gertrude Stein, Rilke, Garcia Lorca, T.S. Eliot, Sigmund Freud, Vita Sackville-West (amante de Virginia qui était bisexuelle), W.H. Auden, Christopher Isherwood et toute la bande de Bloomsbury, excusez du peu.
Mais s’il y a un point sur lequel Ma Vie avec Virginia est sans égal, et aucun biographe ne saurait le rendre comme Leonard Woolf l’a rendu, c’est sa lente descente dans les affres de ce qu’il faut bien appeler la folie, surtout après l’avoir lu attentivement. Bien sûr, la chose n’est pas une nouveauté, mais la relation de l’intérieur de ce vécu, de cette manière-là, l’est assurément. Il l’a amenée chez un grand nombre de médecins. La plupart les rassuraient : migraine… stress… neurasthénie… ca va s’arranger. Alors Leonard Woolf insistait : vous savez, il lui arrive souvent de délirer ; elle est intimement persuadée que les oiseaux parlent dans le jardin… Ah bon ? Et alors ? François d’Assise lui-même tenait conférence avec les oiseaux…. Oui mais ma femme, elle, est convaincue que les oiseaux parlent grec entre eux, toujours des moineaux et le plus souvent sous ses fenêtres… Ah… revenez nous voir si ça continue…
Ca a continué pendant des années. Avec des hauts et des bas. Ce qu’on appellerait aujourd’hui des troubles bipolaires typiques de la maniaco-dépression. Sauf que chez elle, le mutisme comme la parlerie étaient exacerbés, rapidement portés au paroxysme avec une violence qui rendait les rapports difficiles lorsqu’elle insultait les infirmières ou le personnel. Même le docteur Savage, un neurologue réputé qui plus est ami de la famille de longue date, traitait la chose en homme du monde :
Alors Virginia retournait écrire dans sa tête et sur les papiers posés à même ses genoux plutôt qu’à une table, analysant comme personne la fluctuation des sentiments, explorant sa sensation du monde avec un toucher d’impressionniste, s’enveloppant dans une seconde peau qui la mettait à l’abri de la rumeur du monde, se laissant envahir par ses vibrations de pensées pour les traduire en mots ; et quand elle n’y arrivait pas, on la retrouvait prostrée, puis folle furieuse, puis anorexique, puis houspillant des médecins qu’elle imaginait comploter contre elle, alternant un silence total avec une saoûlerie de mots qui pouvait durer trois jours sans une seule interruption.
Terrifiée à l’idée de devenir folle, ses crises de mélancolie l’avaient poussée à se jeter par la fenêtre, une autre fois à absorber de fortes doses de Véronal et enfin, deux mois avant d’en finir, ayant perdu toute maîtrise de sa personne, plus que jamais borderline, à s’emplir les poches de pierres avant de s’immerger dans la canal devant sa maison et de s’y noyer. Nul doute que, pour Mr Woolf, sa femme relevait du génie. D’ailleurs, il emploie le mot. Mais il est le premier à reconnaître que dès le début de leur rencontre, il avait remarqué qu’elle avait quelque chose de spécial, une manière de s’habiller, de déambuler, de regarder ailleurs qui fait que, même dans des villes étrangères où nul ne la connaissait, les gens de la rue se retournaient sur son comportement étrange.
Au vrai, Virginia Woolf était tellement hantée par ce qu’elle avait à écrire qu’elle s’absentait tout en abandonnant aux autres sa présence physique. Là sans y être, mais tout le temps, dehors comme chez elle et particulièrement en société. Une évadée permanente, hypersensible et désespérée (on imagine ses réactions face à la critique de ses livres) qui mettait à distance les modes ordinaires, ne cessait de courir après sa propre voix et après d’autres voix qui volaient autour d’elle.
Au fond, même ceux qui ne goûtent pas cette littérature, pourront mettre à profit la lecture de Ma Vie avec Virginia en ce qu’ils se retrouveront, comme tout le monde, dans l’observation inquiète de ce fil invisible qui sépare le normal du pathologique. L’immense majorité de l’humanité souffrante n’en saurait rien faire. Virginia Woolf, celle qui n’arrivait pas à vivre, elle, en a fait une œuvre qui aide à vivre.
(« Virginia Woolf chez eux en 1932 » et avec Leonard Woolf, photos D.R.)
Cela dit, ceux qui n’avaient pas fréquenté son œuvre et n’avaient pas eu recours aux biographies à elle consacrées (elles ne manquent pas) ne la connaissaient que par deux biais : soit son fascinant Journal d’un écrivain, soit l’adaptation au cinéma de The Hours, la roman de Michael Cunningham entrelaçant sa propre vie et l’effet que produisait la lecture de Mrs Dalloway sur le destin de trois femmes à trois époques différentes, film admirable et tant pis pour les spécialistes de la spécialité s’il leur hérisse le poil par ce qu’ils estiment être des contre-sens. A ces deux sources, le lecteur français pourra en ajouter désormais une troisième : Ma vie avec Virginia (traduit de l’anglais et préface par Micha Venaille, 148 pages, 13,50 euros, Les Belles Lettres) de Leonard Woolf. Il s’agit d’une sélection d’extraits de l’autobiographie en cinq volumes du mari-de-Virginia parue sous le titre Sowing, Growing, Beginning Again, Downhill all the Way, The Journey, not the Arrival Matters.
Ce petit livre est passionnant, parfois même bouleversant, à bien des égards. Littéraire d’abord parce qu’en livrant nombre de détails, de choses vues, d’anecdotes jamais gratuites sur leur vie commune de 1912 à 1941, il fournit un utile arrière-plan à notre intelligence de certains des dix-sept livres de Virginia (oui, on sait, Proust versus Sainte-Beuve, le moi qui écrit n’est pas le moi social etc). Historique également car on revisite certains événements de l’époque du point de vue de ce couple qui a fait un pas de côté en vivant le plus souvent à la campagne, en observant l’actualité de manière décalée.
Fils d’avocat, formé à Cambridge avant de partir comme fonctionnaire de l’administration britannique à Ceylan, Leonard Woolf en est revenu fermement anti-colonialiste, travaillant à un livre sur un projet de gouvernement international pour la Fabian Society. C’est lui qui aura l’idée de monter chez eux, au départ pour la détendre un peu, la distraire et lui accorder une autre respiration, une imprimerie et une maison d’édition à l’enseigne de Hogarth Press laquelle, outre les livres de sa femme (La Chambre de Jacob), publiera ceux de Gorki, E.M. Forster, Katherine Mansfield, Gertrude Stein, Rilke, Garcia Lorca, T.S. Eliot, Sigmund Freud, Vita Sackville-West (amante de Virginia qui était bisexuelle), W.H. Auden, Christopher Isherwood et toute la bande de Bloomsbury, excusez du peu.
Mais s’il y a un point sur lequel Ma Vie avec Virginia est sans égal, et aucun biographe ne saurait le rendre comme Leonard Woolf l’a rendu, c’est sa lente descente dans les affres de ce qu’il faut bien appeler la folie, surtout après l’avoir lu attentivement. Bien sûr, la chose n’est pas une nouveauté, mais la relation de l’intérieur de ce vécu, de cette manière-là, l’est assurément. Il l’a amenée chez un grand nombre de médecins. La plupart les rassuraient : migraine… stress… neurasthénie… ca va s’arranger. Alors Leonard Woolf insistait : vous savez, il lui arrive souvent de délirer ; elle est intimement persuadée que les oiseaux parlent dans le jardin… Ah bon ? Et alors ? François d’Assise lui-même tenait conférence avec les oiseaux…. Oui mais ma femme, elle, est convaincue que les oiseaux parlent grec entre eux, toujours des moineaux et le plus souvent sous ses fenêtres… Ah… revenez nous voir si ça continue…
Ca a continué pendant des années. Avec des hauts et des bas. Ce qu’on appellerait aujourd’hui des troubles bipolaires typiques de la maniaco-dépression. Sauf que chez elle, le mutisme comme la parlerie étaient exacerbés, rapidement portés au paroxysme avec une violence qui rendait les rapports difficiles lorsqu’elle insultait les infirmières ou le personnel. Même le docteur Savage, un neurologue réputé qui plus est ami de la famille de longue date, traitait la chose en homme du monde :
« Faites-lui tout le bien possible, mon cher ami, faites-lui du bien ! »En rentrant de la consultation à Londres, Leonard eut toutes les peines du monde à empêcher Virginia (antisémite mariée à un Juif et portant son nom…) de sauter du train en marche. Faites-lui du bien… Elle était en train de perdre le contact avec le monde réel pour passer de l’autre côté. En 1913, on en savait certes beaucoup moins sur les mécanismes des maladies mentales qu’aujourd’hui. Il n’empêche. En la voyant s’enfermer dans l’hexamètre de Virgile Sunt lacrimae rerum, ils devaient tous se dire qu’après tout, on avait toujours versé des larmes pour des choses et que les médicaments n’y pouvaient rien.
Alors Virginia retournait écrire dans sa tête et sur les papiers posés à même ses genoux plutôt qu’à une table, analysant comme personne la fluctuation des sentiments, explorant sa sensation du monde avec un toucher d’impressionniste, s’enveloppant dans une seconde peau qui la mettait à l’abri de la rumeur du monde, se laissant envahir par ses vibrations de pensées pour les traduire en mots ; et quand elle n’y arrivait pas, on la retrouvait prostrée, puis folle furieuse, puis anorexique, puis houspillant des médecins qu’elle imaginait comploter contre elle, alternant un silence total avec une saoûlerie de mots qui pouvait durer trois jours sans une seule interruption.
Terrifiée à l’idée de devenir folle, ses crises de mélancolie l’avaient poussée à se jeter par la fenêtre, une autre fois à absorber de fortes doses de Véronal et enfin, deux mois avant d’en finir, ayant perdu toute maîtrise de sa personne, plus que jamais borderline, à s’emplir les poches de pierres avant de s’immerger dans la canal devant sa maison et de s’y noyer. Nul doute que, pour Mr Woolf, sa femme relevait du génie. D’ailleurs, il emploie le mot. Mais il est le premier à reconnaître que dès le début de leur rencontre, il avait remarqué qu’elle avait quelque chose de spécial, une manière de s’habiller, de déambuler, de regarder ailleurs qui fait que, même dans des villes étrangères où nul ne la connaissait, les gens de la rue se retournaient sur son comportement étrange.
Au vrai, Virginia Woolf était tellement hantée par ce qu’elle avait à écrire qu’elle s’absentait tout en abandonnant aux autres sa présence physique. Là sans y être, mais tout le temps, dehors comme chez elle et particulièrement en société. Une évadée permanente, hypersensible et désespérée (on imagine ses réactions face à la critique de ses livres) qui mettait à distance les modes ordinaires, ne cessait de courir après sa propre voix et après d’autres voix qui volaient autour d’elle.
« Je n’ai jamais connu un écrivain qui, comme elle, pensait, réfléchissait continuellement et consciemment à son écriture, cherchant sans cesse une solution à tous les problèmes, qu’elle soit assise, qu’elle soit assise près du feu en hiver ou qu’elle sorte pour sa promenade quotidienne le long de la rive de l’Ouse »Cette tension, et l’intensité qui en découle, ont rythmé leur vie. Il lui avait promis que, selon son vœu, lors de son incinération, il ferait jouer la cavatine du quatuor en si majeur opus 130 de Beethoven. A la suite d’une erreur de manipulation, ce fut plutôt« la danse des ombres heureuses » de l’Orphée de Gluck. Regrets éternels. Comme convenu, Leonard dispersa ses cendres dans leur jardin, à la racine de deux ormes entrelacés qu’ils appelaient « Leonard et Virginia ». Peu après, l’un des deux fut abattu par une tempête.
Au fond, même ceux qui ne goûtent pas cette littérature, pourront mettre à profit la lecture de Ma Vie avec Virginia en ce qu’ils se retrouveront, comme tout le monde, dans l’observation inquiète de ce fil invisible qui sépare le normal du pathologique. L’immense majorité de l’humanité souffrante n’en saurait rien faire. Virginia Woolf, celle qui n’arrivait pas à vivre, elle, en a fait une œuvre qui aide à vivre.
(« Virginia Woolf chez eux en 1932 » et avec Leonard Woolf, photos D.R.)
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