http://larepubliquedeslivres.com/sur-un-sonnet-oublie-de-borges-sur-loubli/
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Il y a quelque chose de réjouissant à l’idée d’accorder une certaine importance à ce qui n’en revêt aucune aux yeux des autres. A ce qui peut paraître anodin, vain, inutile et surtout gratuit. Exactement le cas de la quête très personnelle que rapporte l’écrivain colombien Héctor Abad dans Trahisons de la mémoire (Traiciones de la memoria, traduit de l’espagnol par Albert Bensousssan, 176 pages, 20 euros, Arcades/ Gallimard – on peut feuilleter le livre ici).
Durant des années, je me suis demandé si Shakespeare était bien l’auteur de la phrase « Quand fond la neige où va le blanc ? » ; j’ai cessé le jour où j’en ai fait l’incipit de Golem et où l’excipit est naturellement venu sous ma plume lorsque mon héros intranquille, enfin apaisé dans sa quête d’identité,, quittant Prague enneigé en traversant le pont Charles, lève les yeux vers le ciel « où va le blanc quand fond la neige ». Ce qui n’a au fond guère d’importance, sauf à subir la tyrannie de l’auctorialité, comme disent les plus cuistres des sorbonicoles.
Héctor Abad (Medellin, 1958) préfère, lui, parler de « fétichisme de l’auteur » pour désamorcer le reproche que l’on pourrait adresser à son étonnant récit. Pour autant, sa quête ne confond pas le nom et le renom, l’auteur et l’autorité ; et sans imaginer que les résultats auront une dimension universelle, philosophique ou cosmologique, il a la raisonnable immodestie de croire qu’ils auront quelque valeur philologique. Pour l’apprécier à sa juste mesure, il est bon mais pas indispensable d’avoir lu L’oubli que nous serons ( El Olvido que seremos, Gallimard, 2009).
L’auteur nous y racontait la vie de son père jusqu’à ce jour fatidique de 1987, où des tueurs à prétexte politique, membres de groupes paramilitaires soutenus par les services secrets de l’armée, envoyèrent deux types à moto vider un chargeur sur lui, à l’angle de la calle Argentina et de la carrera Girardot à Medellin, alors qu’il se rendait à l’enterrement d’un ami assassiné comme des centaines d’autres en ce temps-là. Mais l’auteur le fait à travers le prisme quasi exclusif d’un apprentissage des choses de la vie auprès de son père, ce héros, le sien. Tout le roman se déroule alors sous nos yeux avec une chaleur, une affection, une tendresse comme on en lit rarement chez un homme mûr. Le titre méritait une explication : à sa mort, en vidant les poches de son père, le narrateur y avait trouvé un bout de papier sur lequel le matin même il avait recopié un poème de Borges :
Abad a donc traversé des villes, des pays, des continents. Il est allé à la recherche de poètes qui se seraient attribués indûment d’autres poèmes, à la rencontre de journalistes qui avaient eu le privilège de rencontrer le maître aveugle dans sa bibliothèque babélienne, au rendez-vous de traducteurs qui avaient expertisé des poèmes apocryphes avant de les rejeter hors du canon borgesien, sur les pas de philologues familiers de ses tics verbaux (« confins », songe »). Une nécessité impérieuse lui imposa de rencontrer les témoins de son histoire afin de « vérifier physiquement » ce qu’il savait déjà. Le récit de son épopée urbaine est un road-movie sans caméra à la recherche de l’inaccessible étoile. Tout ça pour ça ? A chacun son Graal. Sacrée expérience que cette enquête ! Elle mène à s’interroger sur le primat du texte sur l’auteur : de savoir que Borges en est vraiment l’auteur modifie-t-il notre intelligence de son poème et l’effet qu’il produit sur nous ? Eternelle question maintes et maintes fois posée par le passé, et ressassée à foison ces temps-ci à propos de la mystérieuse Elena Ferrante. Au fond, ce qui importe, c’est que notre mémoire en soit durablement imprégnée.
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Il y a quelque chose de réjouissant à l’idée d’accorder une certaine importance à ce qui n’en revêt aucune aux yeux des autres. A ce qui peut paraître anodin, vain, inutile et surtout gratuit. Exactement le cas de la quête très personnelle que rapporte l’écrivain colombien Héctor Abad dans Trahisons de la mémoire (Traiciones de la memoria, traduit de l’espagnol par Albert Bensousssan, 176 pages, 20 euros, Arcades/ Gallimard – on peut feuilleter le livre ici).
Durant des années, je me suis demandé si Shakespeare était bien l’auteur de la phrase « Quand fond la neige où va le blanc ? » ; j’ai cessé le jour où j’en ai fait l’incipit de Golem et où l’excipit est naturellement venu sous ma plume lorsque mon héros intranquille, enfin apaisé dans sa quête d’identité,, quittant Prague enneigé en traversant le pont Charles, lève les yeux vers le ciel « où va le blanc quand fond la neige ». Ce qui n’a au fond guère d’importance, sauf à subir la tyrannie de l’auctorialité, comme disent les plus cuistres des sorbonicoles.
Héctor Abad (Medellin, 1958) préfère, lui, parler de « fétichisme de l’auteur » pour désamorcer le reproche que l’on pourrait adresser à son étonnant récit. Pour autant, sa quête ne confond pas le nom et le renom, l’auteur et l’autorité ; et sans imaginer que les résultats auront une dimension universelle, philosophique ou cosmologique, il a la raisonnable immodestie de croire qu’ils auront quelque valeur philologique. Pour l’apprécier à sa juste mesure, il est bon mais pas indispensable d’avoir lu L’oubli que nous serons ( El Olvido que seremos, Gallimard, 2009).
L’auteur nous y racontait la vie de son père jusqu’à ce jour fatidique de 1987, où des tueurs à prétexte politique, membres de groupes paramilitaires soutenus par les services secrets de l’armée, envoyèrent deux types à moto vider un chargeur sur lui, à l’angle de la calle Argentina et de la carrera Girardot à Medellin, alors qu’il se rendait à l’enterrement d’un ami assassiné comme des centaines d’autres en ce temps-là. Mais l’auteur le fait à travers le prisme quasi exclusif d’un apprentissage des choses de la vie auprès de son père, ce héros, le sien. Tout le roman se déroule alors sous nos yeux avec une chaleur, une affection, une tendresse comme on en lit rarement chez un homme mûr. Le titre méritait une explication : à sa mort, en vidant les poches de son père, le narrateur y avait trouvé un bout de papier sur lequel le matin même il avait recopié un poème de Borges :
« Ici et maintenant.Il l’avait attribué à Borges comme d’autres avant lui dans la revue qui l’avait publié avec une poignée de poèmes en les présentant comme inédits. Mais à la sortie du roman, la rumeur diffusa le doute. Les vers auraient été d’un faussaire un peu mégalomane dont la Toile regorge. Il a donc enquêté pour savoir la vérité car il lui était intolérable d’avoir associé la figure révérée de son père à une tromperie. « Si la vie est l’original, le souvenir est une copie de l’original et son écriture une copie du souvenir » écrit-il dans Trahisons de la mémoire, ce nouveau livre parsemé d’illustrations brutes comme autant d’éléments de preuves (lettres, notes manuscrites, photographies) qui résonne en écho inattendu et lumineux du précédent. Hector Abad essaie d’y faire entendre tant le grain et le timbre de voix de son père que ceux du poète. Si ce n’est de l’œuvre de Borges, d’où avait-il pu tirer et recopier ce sonnet ?
Nous voilà devenus l’oubli que nous serons./ La poussière élémentaire qui nous ignore,/ qui fut le rouge Adam, qui est maintenant/ tous les hommes, et que nous ne verrons. Nous sommes en tombe les deux dates/ du début du terme. La caisse/ l’obscène corruption et le linceul,/ triomphes de la mort et complaintes. Je ne suis l’insensé qui s’accroche/ au son magique de son nom./ Je pense avec espoir à cet homme Qui ne saura qui je fus ici-bas./ Sous le bleu indifférent du Ciel/ Cette pensée me console. (Traduction de l’espagnol par Jean-Dominique Rey)
(Aquí. Hoy.
Ya somos el olvido que seremos./ El polvo elemental que nos ignora/ y que fue el rojo Adán y que es ahora/ todos los hombres, y que no veremos./ Ya somos en la tumba las dos fechas/ del principio y el término. La caja,/ la obscena corrupción y la mortaja,/ los ritos de la muerte, y las endechas./ No soy el insensato que se aferra/ al mágico sonido de su nombre./ Pienso con esperanza en aquel hombre/ que no sabrá que fui sobre la tierra./ Bajo el indiferente azul del cielo,/ esta meditación es un consuelo).
Abad a donc traversé des villes, des pays, des continents. Il est allé à la recherche de poètes qui se seraient attribués indûment d’autres poèmes, à la rencontre de journalistes qui avaient eu le privilège de rencontrer le maître aveugle dans sa bibliothèque babélienne, au rendez-vous de traducteurs qui avaient expertisé des poèmes apocryphes avant de les rejeter hors du canon borgesien, sur les pas de philologues familiers de ses tics verbaux (« confins », songe »). Une nécessité impérieuse lui imposa de rencontrer les témoins de son histoire afin de « vérifier physiquement » ce qu’il savait déjà. Le récit de son épopée urbaine est un road-movie sans caméra à la recherche de l’inaccessible étoile. Tout ça pour ça ? A chacun son Graal. Sacrée expérience que cette enquête ! Elle mène à s’interroger sur le primat du texte sur l’auteur : de savoir que Borges en est vraiment l’auteur modifie-t-il notre intelligence de son poème et l’effet qu’il produit sur nous ? Eternelle question maintes et maintes fois posée par le passé, et ressassée à foison ces temps-ci à propos de la mystérieuse Elena Ferrante. Au fond, ce qui importe, c’est que notre mémoire en soit durablement imprégnée.
« Nous nous rappelons les choses non pas telles qu’elles se sont produites, mais telles que nous référons dans notre dernier souvenir, dans notre ultime façon de les raconter. Le récit remplace la mémoire et devient une forme d’oubli. »Héctor Abad reconnaît être parfois oublieux, comme l’était Borges le mémorieux. Mais il a réussi à ne jamais oublier le dessin projeté par l’ombre de son père. Il a su que sa quête, et le livre qui en naquit, n’étaient pas vains lorsqu’il a compris que le jour de l’assassinat, sa poitrine n’était protégée que d’un poème griffonné sur un papier fragile. Et même si cette protection n’a pas empêché sa mort…
« … c’est une belle chose que quelques lettres tachées par le dernier fil de sa vie aient, sans le vouloir, sauvé pour le monde un sonnet oublié de Borges sur l’oubli ».
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